L’affaiblissement du statut de la littérature, et en particulier du roman, son pilonnage continu par les thuriféraires de la vérité testimoniale « pure », enfin la dispersion de l’attention vers des médias plus directement séduisants, ont rendu la thèse d’une antilittérature persistante plus que crédible. C’est donc assez habilement que Réparer le monde s’empare d’un corpus susceptible de fournir les arguments inverses. La démarche n’est pas sans danger, dans la mesure où les auteurs majoritairement retenus ont parfois été laborieusement reconnus comme de vrais et grands écrivains (voir en particulier Annie Ernaux, qui est, sur ce plan, un cas d’école). Mais également en raison d’une proximité des littératures du care avec une sous-littérature du sentiment qui, pour être efficace et parfois émouvante, n’en reste pas moins complaisante et poétiquement fragile, ou encore avec des auteurs dont les comportements médiatiques frôlent l’autodestruction. Enfin, parce que la démarche prend le risque de réduire la littérature à cette fonction pharmakon, utilisée autrefois par Celse dans son ambiguïté sémantique de « remède » et de « poison », ce qui serait faire basculer tout l’essai dans le camp adverse.
D’une prudence très appuyée en introduction, Alexandre Gefen choisit une position de surplomb théorique et, pourrait-on dire, d’empathie poétique, que travaille une émotion morale fédératrice. Il s’agit moins de vérifier la conformité des auteurs contemporains aux grands critères de la valeur littéraire que de procéder à un gigantesque audit des déplacements éthiques et peut-être politiques du roman dans les trente dernières années de la littérature française. D’autant que le constat n’est pas celui d’une littérature morte – bien au contraire, l’accent est mis sur des écritures en pleine vitalité –, mais d’un monde brisé, d’un corps social atomisé et d’une communauté humaine fragmentée, contre quoi se crée une nouvelle forme de dynamique fictionnelle très étendue et – pour le dire plus clairement – de résistance.
On s’étonne d’abord qu’aucun chapitre ne soit consacré aux anciennes missions révolutionnaires de la littérature, tant les analyses initiales d’Alexandre Gefen semblent rejoindre, pour l’état comtemporain de l’individualisme, les constats anciens du marxisme. Mais on comprend rapidement que le regard a voulu se concentrer sur les mouvements convergents d’une littérature récente qui cherche de nouvelles assises – et de nouvelles luttes – des années 1980 et 1990 du XXe siècle à nos jours, une fois éteints les grands récits émancipateurs. Dans le miroir, il y a juste ce qui reste de nous, ce lien voulu dans une société qui se désagrège et cette fragilité sociale secouée de fractures. La littérature contemporaine s’en empare, selon l’auteur, non pour révolutionner, mais pour faire correspondre à l’indignation et à la révolte un espace discursif et narratif où il soit encore possible de parler de l’autre, de parler à l’autre et, se reconstruisant, de recoller les morceaux épars d’un monde éclaté, marqué par le deuil et par la séparation.
L’originalité ici est justement de montrer que les déplacements observables depuis la fin du XXe siècle ne s’effectuent pas à partir de l’idée d’une cité commune plaquée sur du vivant, mais à partir des mutations de l’idée même d’individualité et d’identité, impliquant un tissage désiré de l’attention humaine au monde. De même, on souligne que l’idée d’écriture et de poétique ne s’est pas affaiblie à ce contact et qu’à l’inverse la littérature d’aujourd’hui y puise une part de son esthétique et de ses voix. C’est cette démarche qui permet à Alexandre Gefen d’apercevoir les liens étonnants entre les livres de développement personnel, les collections consacrées à des autobiographies d’anonymes et les formes contemporaines de la fiction, où abondent les livraisons du moi, les autofictions révélatrices, les témoignages déguisés, les factographies franches, combinées aux éditions de soi dont la prolifération est désormais rendue possible par les réseaux et l’Internet. L’idée que nous assisterions depuis deux générations à la naissance d’une littérature de réparation (dans le sens médical et en partie juridique du terme) semble d’autant plus pertinente qu’Alexandre Gefen laisse flotter le double statut de cette réparation du monde par la littérature, vécue non comme culpabilité mais comme soin et comme symptôme d’une unité perdue.
Fortement structuré et divisé en chapitres titrés à la manière de Georges Didi-Huberman (« Face à soi », « Face à la vie », « Face aux traumas », « Face à la maladie », « Face aux autres », « Face au monde », « Face au temps »), l’essai soulève un corpus d’une très grande richesse (plusieurs centaines de noms sont cités), où l’auteur a pris le risque, parfois, de faire sauter les barrières génériques pour mieux tenter de saisir l’expression du sujet contemporain marqué par l’impératif de l’être-soi. La reconfiguration narrative du moi s’entend ici dans un monde volontiers décrit comme tragique et destructeur, où l’espace individuel et intime est souvent le dernier terrain de combat. Inconnu, oublié et discret, le moi éprouverait, dans la résilience et la catharsis de la fiction, son dernier lien avec la collectivité. La projection du moi dans les espaces autofictionnels peut dès lors être articulée aussi bien aux modèles psychothérapeutiques qu’aux ambitions sociologiques universalisantes, les forces à l’œuvre autorisant Alexandre Gefen à créer une passerelle entre les différentes modalités d’extraversion du moi et la construction d’une nouvelle forme de vie en commun, fondée sur l’exploration de l’altérité absolue.
La densité de cet essai n’interdit pas un plaisir de lecture immédiat, et l’ensemble est une invitation dynamique à la relecture fine d’auteurs majeurs : Guibert, Forest, Ernaux, Olivier Rolin, Angot, Carrère, Delaume, Jablonka, Jauffret, de Kerangal, Laurens, Michon, Modiano, Quignard, ne sont que quelques exemples des énergies convoquées, et l’on prend conscience, au fil des pages, des métamorphoses en cours dans l’espace littéraire, identifiées par des coups de sonde innombrables. Aussi érudit et pluridisciplinaire soit-il, et malgré sa virtuosité discursive un peu écrasante, l’essai d’Alexandre Gefen diffuse lui-même un message parfaitement lisible : celui d’une observation généreuse des stratégies littéraires de la réconciliation.
Luc Vigier
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