Auschwitz, dis-je à ma femme, m’est apparu par la suite comme une exacerbation des vertus qu’on m’inculquait depuis ma prime jeunesse. Oui, c’est alors, durant mon enfance, durant mon éducation qu’a commencé mon impardonnable anéantissement, ma survie jamais survécue, dis-je à ma femme. J’ai pris une part modeste et pas toujours très efficace au complot silencieux ourdi contre ma vie, dis-je à ma femme.
Imre Kertész, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas.
Qu’ai-je perdu au juste ? Que m’a-t-on enlevé ? J’entrepris, par goût de vivre, de le rechercher. Je fis cette recherche précisément avec ce que mon père m’avait appris : en me tournant vers ma « vie intérieure ». L’instrument était là, il était ce que j’héritais de mon père […]. La parole de mon père mort demandait à parler par moi, comme elle n’avait jamais parlé, au-delà de nos deux forces réunies.
Pierre Pachet, Autobiographie de mon père.
Raconter pour vivre, raconter pour survivre à la perte (de soi, de l’autre) et rendre vivable l’absence, telle est l’impulsion vitale au cœur de l’écriture de soi chez Imre Kertész : il met en scène un auto-effacement salvateur. L’auto-effacement est salvateur, parce qu’à prendre l’autre à témoin de son empêchement, à la fois comme motif d’écriture et comme acte d’écriture supposant une adresse, il substitue l’absence au vide, à l’angoisse de perdre ce qui n’a jamais été donné. Dans l’écriture de soi, Kertész crée la possibilité d’un regard et d’une écoute, il crée la possibilité de quelqu’un pour lui. Raconter pour quelqu’un, raconter pour survivre à la perte et rendre vivable l’absence, c’est aussi – certes, très différemment – ce qui caractérise l’écriture de soi chez Pierre Pachet, dans Autobiographie de mon père (Belin, 1987). Ce texte est écrit littéralement pour son père mort, à sa place, mais sans appropriation ni confusion – un père silencieux, d’abord par disposition psychique face au trauma, puis du fait d’une maladie.
Imre Kertész et Pierre Pachet : chacun à leur façon, ces deux écrivains m’accompagnent depuis longtemps, dans ma vie d’homme comme dans les séances et leurs après. Ils font partie de ces auteurs qui incarnent au mieux, me concernant, ce en quoi la littérature aide le psychanalyste à penser et à être dans ce qu’il fait et ce qui le fait, tout particulièrement là où ça lui échappe – c’est-à-dire là où les mots de la psychanalyse ne lui suffisent plus pour penser à partir des séances. Repenser les écritures de soi avec leurs œuvres m’a permis, au prix d’un déplacement de terrain, d’aborder le « travail de la mélancolie[1] » qui vient s’immiscer dans l’intimité de la position d’analyste, voire la parasiter avec certains patients. Il s’agit du détachement de soi et de l’autre, de l’activation de l’angoisse de la perte dans l’absence, lorsqu’entre en scène, chez le patient, le besoin paradoxal de l’effacement de soi et de l’autre, qui peut aller dans certains cas jusqu’à la menace de la disparition, dans la forme extrême de l’appel ou de l’injonction à se faire disparaître. Et ce travail de la mélancolie chez l’analyste devient manifeste lorsqu’il écrit ; il peut alors être source d’une souffrance imposant le vide de mots et empêchant, voire effaçant, l’écrit… Mais je voudrais ici aborder l’écriture non pas du côté du passage à l’écrit, mais au titre d’une potentialité nécessaire pour l’analyste en séance.
Raconter pour quelqu’un, raconter à quelqu’un, parfois même raconter pour vivre l’invivable d’une absence trouée par la perte… C’est l’espoir de nos patients, affirmé ou dénié. Raconter pour quelqu’un, raconter à quelqu’un, faire un texte de l’absence, c’était peut-être, selon d’autres modalités, l’attente de Freud, et certainement celle de Ferenczi, dans le récit passionné de leur travail de pensée – sans doute dans le double sens du terme : raconter le travail de la pensée, le travail de la pensée comme récit. Et c’est entre cet espoir et cette attente que l’interlocution interne de l’analyste en séance prend corps après coup, lorsqu’il consent à l’écriture à partir de l’expérience de la cure. L’interlocution interne : la manière dont l’analyste se parle en séance et dont il accueille la manière dont il est parlé par sa parole, par les interprétations qu’il adresse au patient.
Toute cure est supposée confronter le psychanalyste à l’angoisse à un moment ou un autre et, certes, selon des modalités qui peuvent varier à l’extrême. Une angoisse liée aux identifications mutuelles, constitutives du transfert : comment ne pas se perdre dans les identifications du patient et comment ne pas se perdre dans les identifications au patient ? Le travail de pensée du psychanalyste permet de donner à cette mutualité une dimension créative ou créatrice, en matérialisant la dissymétrie des places. Autrement dit, c’est le travail de pensée du psychanalyste qui consacre la différenciation d’avec les places affectées par le transfert, c’est-à-dire finalement la différenciation et d’avec le patient et d’avec soi-même. Quelqu’un écoute, quelqu’un écoute en l’analyste et au-delà de l’analyste, quelqu’un écoute tout à la fois le patient et l’analyste. Ce travail de pensée, j’ai pris l’habitude de le désigner par le terme d’« écriture potentielle[2] », c’est-à-dire l’œuvre d’un point de vue sur la séance secrété par la séance, comme l’anticipation d’une écriture à venir. Ce point de vue inscrit et suppose la solitude : seul en présence du patient ; seul dans la présence-absence de la communauté symbolique des analystes, matérialisée par le dialogue intérieur avec ses propres figures transférentielles. L’interlocution interne du psychanalyste lui permet de se parler, de se voir et de s’éprouver dans l’actuel de la séance ; et par là, son travail de pensée lui donne un espace pour métaboliser l’angoisse propre à la situation analytique.
On peut penser cette angoisse comme une angoisse liée à la rencontre de l’étrange étranger, de l’étrangèreté : l’étranger en soi et en l’autre, mais aussi l’un et l’autre étrangers pour l’un et l’autre. Le processus analytique suppose la mise en œuvre de l’altérité interne de l’analyste et de l’analysant : l’analyse se fait à quatre et engage une combinatoire indéfinie de croisements identificatoires. Et le lieu de l’analyse, c’est l’entre, l’entre-deux, l’intimité partagée, qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre et qui relève de l’un et de l’autre, même si c’est inégalement, car ce lieu de l’entre-deux est garanti asymétriquement par le travail de pensée de l’analyste. Son interlocution interne matérialise, pendant la séance, ledit travail dans un dialogue intérieur avec les autres, activé par les multiples figures transférentielles du patient, mais au croisement des multiples figures de son propre transfert, liées à ses passés d’analysant et à son expérience de vie et de pensée au-delà.
L’interlocution interne de l’analyste est le lieu et l’outil d’une altération par l’altérité des mots et dans les mots ; elle mobilise le contact intime des mots, le sentiment d’exister par l’abandon des mots aussi bien que par l’abandon aux mots, indissociablement en soi et entre soi et l’autre. Et le terme d’« écriture potentielle » vient désigner la saisie par l’analyste en séance du dialogue intérieur mettant en présence le public interne très mélangé de ses figures transférentielles et de la communauté symbolique des analystes.
Les psychanalystes ont une dette vis-à-vis de la littérature, au-delà même du geste fondateur de Freud, qui trouve avec les écrivains de quoi fonder la psychanalyse. Il s’agit de la fonction médiatrice des écrivains pour penser en séance, qui permet de mieux situer et de nommer – en deçà de l’écriture qui viendra ou pas, après et ailleurs – le nécessaire d’une écriture potentielle, au sens donné ici à ce terme. Ce faisant, il s’agit néanmoins de ce que chaque analyste est supposé retrouver, chaque fois différemment avec chaque patient : quelque chose du dialogue intérieur de Freud en présence de ses lecteurs, sollicités comme témoins et interlocuteurs d’un penser en cours. Un dialogue qui a permis d’inventer la psychanalyse, dans un transfert supporté par l’écriture…
[1]. Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie » (1915), in OCF, PUF, 1988.
[2]. Cf. Jean-François Chiantaretto, Trouver en soi la force d’exister, Campagne Première, 2011.
[Philosophe de formation, Jean-François Chiantaretto est psychanalyste et professeur de psychopathologie à l’université Paris-XIII. Tous ses livres abordent la question de l’interlocution interne, centrale dans son approche des écritures de soi, de l’écriture du psychanalyste et de la psychopathologie des limites. Derniers ouvrages parus : Trouver en soi la force d’exister (Campagne Première, 2011) et, avec Catherine Matha (dir.), Écritures de soi, écritures du corps (Hermann, 2016).]
Jean-François Chiantaretto
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