Taguieff avance trois hypothèses : selon la première, il s’agirait d’une sorte de miracle, conforme au récit que Macron donne lui-même dans Révolution (Éditions XO, 2016), inscrivant le sens de son histoire dans celui de l’Histoire : « Cette décision de se présenter aux plus hautes charges de la République est le fruit d’une conviction intime et profonde, d’un sens de l’Histoire. » La deuxième hypothèse serait que ses succès électoraux relèvent du symptôme et sont le résultat du long processus d’effacement du clivage droite-gauche, d’une décomposition qu’il n’a pas provoquée, mais simplement habilement exploitée. On peut penser en effet que, depuis une trentaine d’années, les alternances droite-gauche dénuées de sens ont engendré un appel du vide qui a propulsé Macron au premier plan. Troisième hypothèse : le phénomène Macron a quelque chose d’un mirage. Le nouveau président a su mettre en scène, avec une rare maîtrise, les séquences de communication constitutives de son parcours politique.
Ce sont essentiellement les première et troisième hypothèses qu’explore Taguieff, en soulignant que Macron a voulu gommer l’image du banquier d’affaires, même s’il lui est arrivé de confier devant un public d’étudiants admiratifs : « La différence entre banquier d’affaires et secrétaire général adjoint de l’Élysée, c’est la même qu’entre prostituée et femme de chambre. Ce sont des métiers de prestation de services[1]. » Habile manieur de symboles, Macron a réussi à faire croire qu’il était le porteur d’un changement salvateur et miraculeux, comme Jeanne d’Arc le fut naguère. Jeanne nous donna en effet la leçon du rassemblement de la France (elle a su « la rassembler pour la défendre », affirme-t-il dans son discours du 8 mai 2016, lors des fêtes johanniques à Orléans). Dans la même veine, Macron cherche à s’inscrire dans l’héritage gaulliste, qu’il cherche à monopoliser à son profit. À ces ingrédients donnant l’image d’un sauveur politique, il faut ajouter le mythe du prince-philosophe : Macron a encouragé la mise en scène de l’étudiant brillant, « assistant de Paul Ricœur », auprès duquel il ne joua en réalité que « le double rôle de documentaliste et de secrétaire occasionnel » ; et il a affirmé avec culot : « C’est Ricœur qui m’a poussé à faire de la politique, parce que lui-même n’en avait pas fait. »
Dans l’ordre des miracles, Macron, avec « En Marche ! », a repris la croyance dans le mythe du progrès, et les adeptes du culte progressiste ont célébré le changement, le mouvement perpétuel en quelque sorte. Mais il a redonné vie à ces mots désuets en leur attribuant subrepticement une signification nouvelle. « Si, dans le macronisme, le “progrès” incarne la valeur suprême, l’“immobilisme” incarne le pire », écrit Taguieff. Il se nomme le « conservatisme » et, dans cette configuration sémantique, la majorité du jeune président est nécessairement une majorité de progrès. Son programme d’action tient en une formule : « Retrouver notre esprit de conquête pour bâtir une France nouvelle. » La croyance au progrès fonctionne comme une sorte de mantra et reconstitue un nouvel horizon psychologique et idéologique. C’est là reconnaître, affirme l’auteur, « la dimension religieuse de l’idéologie du progrès, qu’il aborde comme une sorte de providentialisme sécularisé ». En 1842, dans la conclusion du Rhin, Hugo évoquait déjà « notre foi à l’inévitable avenir », dont il reconnaissait le caractère religieux, rappelle l’auteur.
Personne, en politique, ne peut s’affirmer comme hostile au progrès. Donc, cette autoqualification de « progressiste » élargit à la totalité du champ politique la possibilité des ralliements à Emmanuel Macron : de l’ancien dirigeant communiste Robert Hue à l’ex-ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian ou au néogaulliste Jean-Paul Delevoye, en passant par l’artiste-écuyer Bartabas ou l’hélicologiste Nicolas Hulot. En sortant de la magie des mots providentiels, on retrouve les antithèses classiques en politique : pour ou contre la souveraineté nationale face à la mondialisation financière et économique ; pour ou contre une plus grande intégration européenne ; pour ou contre l’immigration, etc. De ce point de vue, Macron a très habilement saisi les contradictions qui traversent son électorat potentiel et notamment celle-ci, soulignée par le géographe social Christophe Guilluy, lorsqu’il explique que cela fait très longtemps qu’une grande partie des bobos « avait peur d’assumer un modèle économique loin des valeurs de gauche. Avec Macron, c’est enfin assumé[2]. » Désormais, il n’y a plus à discuter devant l’évidence : il s’agit de conserver ce qui marche en France et d’imiter ce qui marche à l’extérieur – et foin des controverses politiques oiseuses ! « La France qui compte va enfin pouvoir communiquer et se comprendre », affirme Taguieff qui poursuit : « Le néocentre macronien a réinventé une posture argumentative perverse qui a fait ses preuves : pratiquer l’intolérance et le sectarisme au nom de la tolérance et de l’ouverture à l’autre. » Ainsi se fabrique une cuirasse éthique permettant de dénoncer tous les nouveaux mal-pensants, extrémistes ou populistes de tous bords. Ce qui n’empêche pas Macron, désireux de redonner sa place à l’intelligence française, de manifester son mépris de caste à l’égard de tous les laissés-pour-compte de la mondialisation : les ouvrières « illettrées » des abattoirs GAD, « ceux qui ne sont rien » face à ceux qui réussissent, sans parler de cette majorité de Français qualifiés, depuis Athènes, de « fainéants, cyniques et extrémistes ».
On comprend en quoi la posture antisystème de Macron n’est pas un parti pris pour le peuple ; mais qu’il s’agit à l’inverse d’opposer ceux d’en haut à ceux d’en bas, les winners aux losers. Régis Debray l’a bien compris, qui écrit : « Dans l’élection que nous venons de vivre, le système a su se déguiser en antisystème afin de se perpétuer. » S’adapter au monde qui bouge, telle est la nouvelle doxa hypermoderne. Taguieff est clair : « Programmer un mariage d’amour avec la marche du monde n’est pas une politique. » Les nouvelles élites suscitées par la globalisation du monde ont un objectif exclusif : « Abolir les frontières pour libérer les échanges. » Tel est le contenu de la victoire électorale de Macron, tel est l’objectif du nouveau président. Mais derrière la scène médiatique persistent le sérieux et le tragique de l’Histoire, analyse Taguieff, en rappelant que la situation hexagonale ne saurait s’abstraire des deux stratégies suivies par les islamistes sur les terres mécréantes pour réaliser leur projet d’islamisation du monde : celle des salafistes-djihadistes et celle des Frères musulmans. Les premiers s’efforcent de favoriser la venue au pouvoir des partis antimusulmans afin de coaliser les musulmans autour d’eux. Les Frères musulmans privilégient à l’inverse le prosélytisme et l’intégration dans les pays d’accueil, et pratiquent la stratégie d’islamisation douce. L’appel de la Grande Mosquée de Paris à voter Macron au second tour de l’élection présidentielle s’inscrit dans le cadre de la vaste mobilisation à voter contre Marine Le Pen, qui attise en effet les sentiments antimusulmans à l’œuvre dans la société française. À ces difficultés s’ajoutent bien d’autres confusions, comme celle entretenue à propos du terme de « populisme » et dont Taguieff propose une analyse très bien informée. Macron propose une nouvelle version du storytelling, centrée sur la vie du jeune héros politique de gauche et en même temps de droite. À ce spectacle, trop d’intellectuels opportunistes se sont ralliés. Et, pour être équitable, disons que, parmi les opportunistes, « on trouve aussi des naïfs, des esprits faibles, des conformistes à l’âme de supporter, des natures enthousiastes sautant d’un gourou à un autre », poursuit Taguieff, qui ajoute que la soumission à la marche fatale du monde, « tel est l’horizon indépassable de l’ère Macron qui s’ouvre ».
Au-delà des critiques adressées à Macron et à ses adversaires sur l’avant-scène politique française, Taguieff n’hésite pas à plaider en faveur d’une alternative non gauchiste ni nationaliste au néolibéralisme qui, selon lui, ne peut être pensée que dans l’horizon du républicanisme civique liant patriotisme et critique de la globalisation financière. À nous de réfléchir aux analyses sans complaisance que nous offre cet ouvrage d’un intellectuel qui ose s’engager !
[1]. Emmanuel Macron, cité par François-Xavier Bourmaud, Emmanuel Macron, le banquier qui voulait être roi, L’Archipel, 2016, p. 242.
[2]. Christophe Guilluy, « Avec Le Pen/Macron, on a droit au “ni gauche ni droite” d’en haut contre le “ni gauche ni droite” d’en bas », Technikart.com, publié le 2 mai 2017.
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