Les clones de Rameau
Denis Diderot, qui se prenait tout de même un peu pour le Socrate des temps modernes, sʼest livré à une série de dialogues philosophiques sur autant de sujets que la morale, le matérialisme, le colonialisme, les échecs ou la pantomine. Suite à la charge des anti-philosophes contre lʼintolérance et la suffisance des encyclopédistes, dont il se voulait le représentant, Diderot réagit et défend son école. Mais, avec Le Neveu de Rameau, lʼéchange est moins un dialogue philosophique quʼune série de persiflages, et le titre initial donné par Diderot (Satyre seconde) témoignait bien dʼune telle intention. Le dialogue oppose « Moi » (Diderot) à « Lui » (le neveu de Rameau, ou plutôt Diderot qui fait parler le neveu de Rameau), deux entités que certains critiques préfèrent ne pas rattacher à des personnes définies.
Bien que célèbre aujourdʼhui, cette œuvre est entourée de plusieurs mystères, qui concernent sa signification, son contenu ou sa datation. La date de composition du dialogue reste une énigme : on la situe généralement entre 1762 et 1773 (malgré des références à la Querelle des Bouffons qui eut lieu entre 1752 et 1754), tout en considérant que des ajouts ont été faits jusquʼen 1780. Le titre Satyre seconde nʼapporte pas non plus dʼinformation cruciale pour la datation, étant donné que la Satyre première elle-même est datée de façon imprécise. Diderot ne la publia pas, pour des raisons évidentes (son aspect satirique), mais plusieurs copies en ont été établies, dans lesquelles les copistes pouvaient prendre des libertés avec le texte copié. Diderot ne fait jamais de référence explicite à cette œuvre dans sa correspondance. Et le cheminement de ses manuscrits ne facilite pas ce travail : Catherine II de Russie convient avec lui que tous ses manuscrits soient transférés à Saint-Pétersbourg à sa mort. Après le décès du philosophe, le dialogue Le Neveu de Rameau nʼest toujours pas publié, mais les rumeurs de son existence se font entendre, également outre-Rhin, où Diderot compte parmi ses admirateurs Goethe, Schiller et Hegel. Et cʼest précisément en langue allemande que cette œuvre est pour la première fois publiée, lue et commentée, après que Goethe a reçu une copie clandestine du manuscrit légué à Catherine II. La traduction de 1805 de lʼœuvre du matérialiste français par le romantique allemand comporte de nombreux lapsus et est réalisée sous la dictée (ce qui rend possible la présence dʼhomophones) ; elle sʼécarte donc fortement du manuscrit sur lequel elle se base. Ce manuscrit disparaît par ailleurs, et seule subsiste la traduction de Goethe. Les contemporains qui souhaitent lire lʼœuvre de Diderot doivent alors passer par la langue allemande, et les francophones qui voudraient lire lʼœuvre en français attendent lʼédition de 1821. Cette première édition française est en réalité la traduction en français de la traduction en allemand dʼun texte écrit en français ; pour autant, la traduction nʼest pas présentée comme telle : les éditeurs, peu scrupuleux, profitent de lʼéventuelle méconnaissance de la traduction allemande pour présenter leur édition comme un ouvrage « inédit ». Démasquant cette supercherie, dʼautres éditeurs plus sérieux aspirent à proposer un texte plus proche de la parole de lʼauteur, et de nouvelles versions sont découvertes et publiées. Mais aucune version française nʼest donnée directement à partir dʼun manuscrit de Diderot : les éditions se succèdent, exhumant de nouvelles copies établies à partir des manuscrits de Diderot.
Il faut attendre 1890 (Diderot est mort en 1784) pour que lʼarchiviste Georges Monval retrouve un manuscrit de lʼauteur et le publie, lʼannée suivante, pour que les francophones accèdent directement au dialogue tel quʼil avait été composé par Diderot, mais très rarement sous le titre que Diderot lui avait donné : « Satyre seconde » (alors que le « Neveu de Rameau » continue de faire des petits, encore aujourdʼhui).
Eddie Breuil
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