Monique de Lagontrie : L’association de psychanalyse Corpo Freudiano Paris, dont vous êtes le président, a été fondée en 2016 : à quelles aspirations correspond aujourd’hui la création d’une nouvelle association psychanalytique ?
Paolo Lollo : Corpo Freudiano Paris est une association de psychanalyse qui réunit des psychanalystes, des analysants et des personnes intéressées par la psychanalyse. Elle porte comme projet de transmettre un savoir, mais aussi un savoir-faire, et d’encourager ainsi l’engagement d’une nouvelle génération d’analystes. Le but de l’association est de trouver une façon nouvelle de transmettre la psychanalyse, faute de quoi elle disparaîtra. La psychanalyse ne peut vivre qu’incarnée dans le corps d’un ou d’une psychanalyste. Les textes théoriques ou les cours universitaires ne suffisent pas à la faire vivre. Il nous faut donc un corps traversé par un désir et resymbolisé par une analyse.
MdL : Vous portez un intérêt particulier à l’art et à la littérature. Les participants à Corpo Freudiano sont-ils appelés à devenir des auteurs et des créateurs ?
PL : Corpo Freudiano s’adresse à tous ceux qui ont fait ou qui sont en train de faire l’expérience de l’inconscient dans une analyse, autrement dit à ces sujets qui aspirent à s’autoriser à parler en leur nom propre, de leur propre voix. Ils s’autorisent à parler comme analysants d’abord et ensuite en analystes. La question posée est aussi comment devenir auteur, comment s’autoriser à écouter, mais aussi à parler et à écrire de sa propre voix, et en allant dans sa propre voie. Dans un précédent voyage au Brésil, j’ai rencontré des jeunes membres de Corpo Freudiano de Rio de Janeiro : âgés d’une trentaine d’années, ils s’autorisent très tôt à écouter la voix de leurs analysants et à interpréter ce qu’ils entendent. Corpo Freudiano Paris naît donc de cette rencontre avec la psychanalyse brésilienne, avec son écoute musicale : une psychanalyse métissée, naturellement ouverte aux signifiants, aux signes, à la danse, à la parole, et qui fait corps avec un psychisme en mouvement.
MdL : Quelle spécificité offre Corpo Freudiano pour la formation des analystes ?
PL : Nous voudrions accueillir le plus ouvertement possible le désir de formation d’analysants désirant devenir analystes. Nous mettons en place des espaces de travail où la parole des uns et des autres peut circuler de manière horizontale et partagée. Trop souvent, nous avons fait l’expérience de l’existence d’un « surmoi institutionnel » qui bride la parole à l’intérieur des associations, et nous voudrions au contraire que l’association libre puisse aussi se déployer au sein de la nôtre où chaque Un est invité à parler comme sujet singulier.
La transmission de la psychanalyse renvoie à la question de la « passe », c’est-à-dire à ce passage de la posture de l’analysant à celle de l’analyste, de la position horizontale à celle verticale. Passage difficile, parfois impossible, qui pose d’abord la question de l’horizon-tal. Orismos en grec signifie justement « horizon », une ligne qui délimite le paysage. Comment accéder à cette limite pour mettre en œuvre un passage ? Orismos signifie aussi « définition », c’est-à-dire un énoncé qui délimite le sens. Comment porter à la verticalité la définition, la parole, le signifiant qui ont surgi pendant une analyse ? C’est toute la question de « comment devenir psychanalyste ? » qui ici est en jeu.
MdL : Pourriez-vous nous faire part du sens qu’a pour vous le titre de votre livre Passages secrets de la psychanalyse ?
PL : Le passage renvoie à la « passe », c’est-à-dire à l’idée de passer de l’autre côté, de devenir analyste. Il s’agit d’une traversée, comme par exemple la traversée d’un pont ; cela signifie aller au-delà, vers une autre rive, et changer de point de vue. Cela implique aussi que l’on ne sait pas ce que l’on trouvera, ni quel pourra être le point de vue nouveau. Donc il y a dans le passage un mouvement, une incertitude et une tension vers quelque chose qui nous dépasse, qui est caché et qui nous appelle. Quelque chose qui reste voilé, secret. Le secret, l’insu, est moteur de ce passage dans le sens où, si nous connaissions par avance tout de notre traversée, nous ne la conduirions pas. Cela serait un passage inutile puisque nous serions dans l’impossibilité de faire une expérience. Nous ne serions pas motivés à nous déplacer, aucun secret ne nous appellerait.
MdL : Quel rôle a le langage dans ce « passage » ?
PL : Passage secret, cela veut dire aussi que, pour traverser ce passage, il faut avoir une clé, il faut avoir un mot de passe, et c’est là que surgit la question du langage. On ne passe pas sans le langage. Par le langage, par les mots de la langue, nous pourrions dire par les « pas » (comme avancée et comme négation) de la langue, on s’engage dans le processus de passage, dans ce que la langue produit comme transfert. Le travail analytique, sa traversée, nous permet de rencontrer notre mot de passe, ou nos mots de passe. Ils peuvent émerger dans une répétition et devenir pour un analysant tout d’un coup évidents. Les mots de passe ouvrent alors ce qui était enfermé et qui produisait une sorte de répétition mortifère dans l’agir du sujet. Le secret, c’est aussi le secret d’une parole cachée, qui n’a pas encore été prononcée, ni encore écrite.
MdL : Si elle n’a été ni prononcée ni écrite, comment et où l’observer ?
PL : Le génie de la psychanalyse, finalement, est de se séparer de la science de l’observation, où l’œil est d’un certain point de vue séparé de l’objet ; il s’agit ici d’aller vers une science de l’écoute qui met en place une compénétration du sujet et de l’objet. L’expérience est un savoir du pas, de la traversée. Expérience au sens où l’on sort de la théorie pour faire l’expérience de la chose. Nous sortons de nous et nous faisons le tour (« péri- ») de la chose. Ce détour est le travail analytique. « On ne peut pas entrer une seconde fois dans le même fleuve, car c’est une autre eau qui vient à vous », nous dit Héraclite. Là où le réel est l’eau, et non le fleuve. Le lit du fleuve, c’est peut-être la forme, la représentation, mais ce n’est pas le réel et son mouvement.
MdL : Voyez-vous un rapport entre la pratique analytique telle que vous la présentez et la littérature ?
PL : Dans la pratique analytique comme dans la littérature, il ne s’agit pas de dévoiler une vérité définitivement, il ne s’agit pas d’établir qu’il y a un secret insondable, mais il est question d’apercevoir, d’entendre le signe, de pointer la trace de quelque chose qui nous échappe, de la suivre. Et finalement les signes d’une vérité ou d’un mensonge sont beaucoup plus importants que la vérité elle-même ou que le mensonge lui-même. Parce que c’est sur ces signes que le sujet se soutiendra dans sa vie, se construira. Ce signe, nous pouvons l’appeler aussi la lettre, qui est la brique avec laquelle on construit un univers de sens et qui permet dans sa forme minimaliste l’aphorisme ou la poésie, et dans sa forme narrative de composer le roman : une entrée en littérature. René Char dit : « Les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux. » Nous pourrions paraphraser cet aphorisme ainsi : « Les lettres savent des mots ce que nous ignorons d’eux. »
[Monique de Lagontrie est psychanalyste.]
Monique De Lagontrie
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Joelle Lanteri
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