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Les "Lumières" durant l'Occupation

 Voilà, je le souhaite, un livre qui ne doit pas passer inaperçu ni chez les dix-huitièmistes ni au-delà. Il répond à une nécessité disciplinaire pressante : faire l’histoire de notre discipline, encore que l’expression ne soit pas exacte. Le dix-huitièmisme n’est pas une discipline, mais plus simplement un domaine ou un champ de recherche et non un objet en soi, pour reprendre des distinctions devenues traditionnelles.
Pascale Pellerin
Les philosophes des Lumières dans la France des années noires (1940-1944)
 Voilà, je le souhaite, un livre qui ne doit pas passer inaperçu ni chez les dix-huitièmistes ni au-delà. Il répond à une nécessité disciplinaire pressante : faire l’histoire de notre discipline, encore que l’expression ne soit pas exacte. Le dix-huitièmisme n’est pas une discipline, mais plus simplement un domaine ou un champ de recherche et non un objet en soi, pour reprendre des distinctions devenues traditionnelles.

Nos objets sont divers : la construction d’une idéologie, son inscription dans des textes, les choix politiques qu’elle postule, les tensions qui la parcourent, et les institutions qu’elle travaille. Et ceci pour en rester à ce que l’on appelait traditionnellement l’histoire des idées, mais plus strictement définie et rénovée dans ses questionnements.

L’enquête vaste et très précise menée par Pascale Pellerin apporte nombre de découvertes, et met à mal quelques idées reçues sur le statut des Lumières durant l’Occupation. Je préfère le terme Occupation à l’expression « années noires », qui semble exclure du champ parcouru la Résistance, pourtant présente pour un tiers dans les analyses de Pascale Pellerin. Une idée reçue, soigneusement entretenue dans la France libérée par les courants progressistes, voulait que les milieux collaborateurs, maréchalistes ou non, avaient violemment dénoncé les Lumières, définies comme un adversaire à combattre en priorité. Une exception était faite pour Rousseau qu’on avait utilisé dans l’idéologie des Chantiers de jeunesse comme un partisan avéré du retour à la Terre, un défenseur de la famille et de la soumission des femmes à l’ordre paternel. Mais pour les autres, un total oubli ou la dénonciation d’un détournement, dont l’essai d’Henri Labroue, Voltaire antijuif de 1943, offrait une parfaite illustration. Ce qui n’empêche pas que la question de l’antisémitisme de Voltaire (et non seulement de son antijudaïsme) demeure pour moi, aujourd’hui encore, posée. Et ce, malgré l’analyse à laquelle se livre Pascale Pellerin sur les manipulations (ajouts et reconstructions du texte) que le triste Labroue a fait subir aux textes voltairiens.

L’enquête, irréprochable, menée par Pascale Pellerin a le mérite de remettre en mémoire quelques données essentielles, souvent passées sous silence. Les listes de livres soumis à la censure par les autorités allemandes dès 1940 (Bernhard) et après l’invasion de l’URSS (Otto) ne mettent à l’index aucune œuvre du XVIIIe siècle. Elles n’empêchèrent aucune réédition. Avec des cas étonnants. Ainsi Maurice Halbwachs, qui devait mourir à Buchenwald (responsable de la Ligue des droits de l’homme et socialiste) donne en 1943 une édition du Contrat social, que dénonçait la Collaboration la plus exigeante, avant que ses partisans les plus radicaux comme Déat en fasse une des sources du national-socialisme. Les faits, toujours aussi têtus, rapportés ici, nous rappellent qu’il y eut des dix-huitièmistes résistants, et plus encore que la Résistance présenta une défense et illustration des Lumières. Mais si Raymond Naves, éminent spécialiste de Voltaire, mourut en déportation, ce ne fut pas par la faute de ce même Voltaire, mais pour son action résistante. Retenons que contrairement à la légende glorieuse, dont il a été drapé, le dix-huitièmisme ne s’est pas mal porté durant les années noires. On ne cessa de publier et même republier (La Religieuse) les textes des philosophes. Les œuvres des hommes des Lumières n’ont pas été expulsés des programmes universitaires. Ils furent l’objet de nombreux débats dans les revues de la Collaboration. Jamais peut-être on ne leur prêta une telle attention.

La présentation que donne de la Collaboration Pascale Pellerin est éloignée des schémas sur lesquels a vécu la France influencée très largement par le Parti communiste, qui en tira un très large bénéfice dans l’après-guerre, en se posant comme leur unique défenseur et par voie de conséquence comme l’héritier des philosophes. La Collaboration n’est pas un ensemble homogène. Si la majorité vient de l’extrême-droite, de l’Action française, des héritiers de la Cagoule, des troubles admirateurs du fascisme à l’italienne passés assez vite au nazisme, une part non négligeable vient de la gauche. On y retrouve des socialistes, des exclus du PCF comme Déat et Doriot, des anciens socialistes comme Claude Jamet, des dreyfusards comme Challaye, compagnon de Charles Péguy. Sont-ils encore de gauche si l’on excepte leur défense des Lumières ? On peut se le demander. Leur présence active dément la thèse soutenue par Zeev Sternhell dans Les Anti-Lumières du XVIIIe siècle à la guerre froide (2006) que fonde cette équation discutable les défenseurs des Lumières sont toujours des démocrates. Au point qu’on s’étonne du nombre de références à cet ouvrage contenues dans Les Philosophes des Lumières dans la France des années noires qui ne cesse de le contredire. Il y eut donc une Collaboration qui défendit les Lumières par lesquelles elle justifiait ses positions pro-allemandes. Qui l’eût cru ? Et voilà qui met à mal le mythe des Lumières interdites et pourchassées parce que symboles de la liberté et des droits de l’homme.

Il y eut enfin des Lumières résistantes. Aussi importantes que celles que défendait le communiste Georges Politzer dans les numéros de l’Université libre clandestine. Elles furent l’œuvre de chrétiens comme Henri Guillemin, de revues comme Les Cahiers du Rhône de Marcel Raymond, ou Confluences, de Lyon. On discutera pourtant que les Lumières aient réellement inspiré le programme que le CNR, fort de son mot d’ordre « De la Résistance à la Révolution », comptait appliquer une fois la France libérée.

Ce livre de Pascale Pellerin est important, bien documenté. On regrettera d’autant plus ses répétitions et un plan qui les rendait inévitables. Outre sa valeur démystifiante, il rappelle en les illustrant, quelques-unes des difficultés auxquelles se heurtent l’histoire des idées et plus largement l’histoire littéraire. Ainsi le fait que la réception des œuvres est un phénomène complexe, qui tient à leur polysémie. D’où certains aspects de la démarche de Pascale Pellerin qui peuvent surprendre, quand elle juge que telle lecture des adversaires des Lumières est fausse et qu’elle en donne une lecture définie par elle comme vraie. Il faut sainement en revenir à cette idée que le texte littéraire est ouvert et qu’au fond un écrivain est toujours un peu responsable des interprétations qu’on donne de son œuvre, le contexte politique, culturel et social de la lecture y aidant.

Jean M. Goulemot

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