On voit même s’en réclamer l’extrême droite, pour mieux dénoncer une invasion par l’islam qui menacerait la France laïque. On se veut apparemment républicain et laïque pour mieux combattre et bouter hors de l’hexagone mosquées, imams, corans, barbus et ramadan. Certains s’y laisseront prendre, sans se demander comment on en est arrivé là.
Ceux qui croient au ciel comme ceux qui n’y croient pas ont bien du mal à ne pas se perdre dans les discours contemporains sur la laïcité. Le livre de Catherine Kintzler - dont l’analyse, loin de s’en remettre aux seuls grands principes, demeure attentive aux événements, aux crises, au concret de la laïcité - permet d’y voir plus clair.
Dans une première partie (« Le concept de laïcité »), Catherine Kintzler s’interroge sur la définition de ce concept devenu imprécis à force d’être galvaudé. Pour ce faire, elle s’attache à des textes fondateurs, illustrant « le commencement [du concept de laïcité] dans la pensée ». Ainsi, sans ignorer pour autant des penseurs français de la laïcité comme Ferdinand Buisson, elle privilégie la Lettre sur la tolérance de Locke, les écrits de Bayle et de Condorcet, qui définissent une coexistence des libertés résumée en trois propositions : 1. Personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’une autre ; 2. Personne n’est tenu d’avoir une religion plutôt qu’aucune ; 3. Personne n’est tenu de n’avoir aucune religion. De chacune de ces propositions découlent des règles de gouvernement et l’existence dans ce domaine d’une liberté essentielle.
Ceci posé et développé, Catherine Kintzler passe aux questions de terrain qui ont été soumises ces dernières décennies à la société française. Ainsi en a-t-il été de l’utilisation par l’extrême droite, à la surprise générale, de la laïcité à des fins étroitement nationalistes et contre une communauté religieuse étrangère aux confessions traditionnellement présentes dans les pays européens ; ou encore de l’interdiction du voile intégral, avec quelques condamnations largement médiatisées, comme celle de la propriétaire d’un gîte à Épinal, la crèche Baby Loup, dont Catherine Kintzler, en une analyse serrée, oblige à se demander s’il s’agit d’une atteinte à la laïcité ou plutôt de son application stricte par un règlement intérieur qui relevait d’un autre ordre de nécessité.
De ce livre rigoureux et passionnant, il reste bien des idées à retenir, et d’abord que la laïcité véritable se situe entre une « laïcité molle », trop complaisante, et un extrémisme laïque, qu’elle ne se construit pas sur un ensemble de valeurs, sujet à des évolutions, qu’elle se fonde davantage sur l’idée que les hommes sont semblables et sur l’obligation de ne pas nuire à autrui que sur quelque égalité, jamais clairement définie. Et de dénoncer une laïcité à la mode, faite d’idées simplistes et erronées, appelée ici « de tendance ».
On retiendra aussi l’étude de la place privilégiée qu’occupe la laïcité dans l’école ; certaines analyses parfois surprenantes, comme celle du mot d’ordre « Touche pas à mon pote ! », contradictoire, selon Catherine Kintzler, avec les fins que se proposait le mouvement qui en fit son slogan ; ou encore le caractère ambigu des carrés confessionnels dans les cimetières, qui répondent souvent au refus de voir sa tombe cohabiter avec celles de défunts d’autres religions ; la dénonciation de ceux qui feraient de la laïcité une forme d’endoctrinement, ou bien l’affirmation que « la seule forme de religion directement contraire à la laïcité est la religion civile ». Bien d’autres points méritent l’attention, comme la réflexion sur le financement des cultes tel qu’il existait en Alsace-Lorraine qui, n’étant pas française en 1905 lors de la loi de séparation des Églises et de l’État, demeure soumise au statut concordataire, sans oublier le débat sur le port des signes religieux.
Il n’est pas facile de résumer sans le trahir un livre aussi riche et rigoureux, joignant la réflexion analytique et les questions de terrain sans que s’opposent comme trop souvent l’abstrait et le concret. Si ce livre ne trouve pas la place qui lui est due, il faudra en conclure que l’opinion et ceux qui l’inspirent se contentent du confort des idées reçues sur la laïcité, et ne perçoivent pas qu’à travers elle une liberté essentielle est en jeu.
Jean M. Goulemot
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