Craignant un contresens, au reste peu probable dès lors que le lecteur fait preuve d’un minimum de bonne foi, Monique Chemillier-Gendreau commence par mettre en garde contre une éventuelle confusion entre son propos et celui des « libertariens américains qui ne veulent ni impôts, ni protection sociale, ni bien public, mais seulement le droit de porter des armes pour garantir une liberté individuelle fondée sur le refus de l’association politique ».
On comprend d’autant mieux qu’elle veuille se démarquer clairement de ces courants, et de manière générale de tout courant libertaire, que sa cible semble bien être celle que tous, à l’heure actuelle, visent : l’État, censé concentrer dans son existence même toutes les causes possibles des malheurs sociaux, économiques et politiques. L’État, est-il convenu de ressasser, gère plus mal que les entreprises privées ; il gaspille les richesses qu’il grappille de mille manières à la société civile ; il engraisse les millions de privilégiés que sont ses fonctionnaires, dont les traitements ruineux sont autant de ponctions sur la richesse commune, sans parler du fardeau de leurs retraites, responsable pour l’essentiel de la dette publique. En outre, il viole allègrement les règles qu’il impose aux autres et, non content de tricher et de mentir, il envoie vers des massacres absurdes une jeunesse qui ne demande qu’à vivre en paix. Bref, aux yeux de ces gens, « l’État n’est pas la solution, il est le problème », comme disait Ronald Reagan.
Quoique ses critiques contre l’État rejoignent parfois celles de ces «libertariens», Monique Chemillier-Gendreau tient à s’en distinguer nettement. Loin de reprocher à l’État de ne pas laisser assez libre jeu au marché, elle voit en lui un instrument de domination mis en place par le capitalisme, qu’elle honnit. C’est pourquoi elle met en relief des penseurs comme Jean Bodin et Thomas Hobbes, que leur position historique fait contemporains de la naissance à la fois du capitalisme et de l’absolutisme politique.
Dans son procès contre l’État, elle utilise les armes les plus diverses, au risque d’affaiblir parfois son argumentation. Peut-on, par exemple, mettre au débit de l’État le développement récent d’armées privées qui, sous le nom de « sociétés de sécurité », fournissent des supplétifs à l’armée américaine en Irak ou en Afghanistan ? On ne peut qu’approuver cette critique d’un tel recours à des mercenaires, qu’il n’est plus convenu de qualifier d’affreux comme du temps de Bob Denard ; on applaudit quand il nous est dit que de tels personnages grassement payés ont tout intérêt à ce que l’insécurité persiste ; on se scandalise avec l’auteur du développement de ces armées dont le but n’est pas la paix ultime mais la guerre indéfinie. Il est bon de lire que ces gens sont « indifférents à la cause supposée être à l’origine de la guerre et y participent dans l’ignorance (ou le refus) de toute règle limitant leur action. Leur intérêt est que la situation sécuritaire s’aggrave et ils s’y emploient », leur engagement « augmente la probabilité et l’intensité du conflit ». On se demande toutefois si l’on est bien là devant une excroissance monstrueuse de l’institution étatique ; ne doit-on pas plutôt déplorer un effet, ou une manifestation, du désengagement de l’État d’une de ses fonctions régaliennes les plus importantes ?
On s’est arrêté sur cet exemple mais c’est à de nombreuses reprises que, lisant la première partie de ce livre, la question se pose de savoir si ce qui est dénoncé tient à un excès d’État ou à son insuffisance. Face à la « domination capitaliste », l’État ne peut-il être considéré comme un allié des exploités ? Y aurait-il sécurité sociale, droit de grève, code du travail sans un État assez fort pour les imposer aux « puissances d’argent » ?
En fait, le livre ne répond pas vraiment à ces questions car tel n’est pas son objet, qui est moins l’institution étatique en tant que telle que sa prétention à la souveraineté absolue. La réponse que la Société des Nations n’a pas été en mesure de donner au diplomate nazi arguant que « charbonnier est maître en sa demeure » est venue au procès de Nuremberg. À ce moment-là, en effet, en inventant l’idée d’un droit international supérieur aux États, on a posé une limite à la souveraineté. Telle est la différence fondamentale entre l’Organisation des Nations unies et la Société des Nations : l’institution créée au lendemain de la découverte des camps d’extermination refuse d’être arrêtée par des considérations tenant à la souveraineté des États. D’où la création d’une notion juridique comme celle de crime contre l’humanité, et la proclamation d’une Déclaration universelle des droits de l’homme, que tous les États membres de l’Organisation des Nations unies doivent avoir signée. Qu’ils ne l’appliquent que dans une certaine mesure est une autre affaire, du moins se sont-ils mis dans l’impossibilité de mettre en avant le caractère absolu de leur souveraineté.
Bien sûr, on peut déplorer le manque d’effectivité de ce droit international. Monique Chemillier-Gendreau ne s’en prive pas et elle en cherche les raisons, dont elle sait bien qu’elles ne tiennent pas toutes à la résistance de l’institution étatique. Elle insiste surtout sur le fait qu’un tel droit international lui semble la direction dans laquelle l’humanité doit aller. On dénoncera sans doute l’utopisme du propos, et elle est la première consciente de ce que l’état d’esprit utopiste peut avoir de périlleux : l’échec du communisme sert de vaccin contre de telles illusions. Aussi ne caractérise-t-elle pas son propos comme utopiste mais comme une exigence démocratique, corollaire de la mondialisation qui touche tous les domaines de l’activité humaine actuelle, économique sans doute, mais aussi culturelle dans toutes les dimensions que cette notion enveloppe. Et aussi écologique, si l’on admet l’idée que la Terre serait entrée dans une nouvelle ère géologique que d’aucuns qualifient d’Anthropocène. Il s’agit de penser l’organisation de la société humaine qu’appelle cette dimension nouvelle des enjeux, une organisation qui soit politique en un sens nouveau, élargi à l’humanité afin de lui donner les moyens de lutter réellement contre l’emprise de l’économique.
La fougue de l’auteur est entraînante et ce livre est de ceux que l’on dévore. Il n’est pas écrit pour susciter l’accord de tous et il peut irriter une bonne partie de ses lecteurs. Mais ce n’est pas une objection car l’important est qu’il donne à penser. Tel rapprochement, telle formule peuvent agacer. On grince des dents et l’on cherche un argument, on discute, et l’on avance, y compris face à soi-même. Au bout du compte, on remercie l’auteur.
Marc Lebiez
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