Ce fut pourtant un voyageur infatigable, officiellement pour des raisons professionnelles puisqu’il rendait compte de ses séjours en Chine, Islande, Inde, Malaisie, Afrique… dans des « feuillets de voyage » publiés dans Il Mondo. En réalité ce n’était ni comme journaliste, ni même comme écrivain en quête de nouvelles sources d’inspiration qu’il se rendait dans ces contrées lointaines, mais dans l’espoir de trouver à ses interrogations existentielles des réponses que l’Europe ne lui avait pas fournies. Des interrogations tellement angoissantes qu’elles l’avaient conduit aux portes de la folie. Or l’Inde fut loin de l’apaiser puisqu’il qualifia de « traumatique » la découverte qu’il en fit, et n’en garda en mémoire qu’une « série de diapositives de l’horreur ».
C’est donc avec les mêmes interrogations qu’il aborde l’Afrique et la parcourt d’Addis-Abeba à Nairobi, du Kenya à Zanzibar. Mais comme il ne fait jamais rien comme tout le monde, il commence par la définir par son contraire : la métropole occidentale moderne, hantée par l’avenir, ne vit plus dans le présent, elle a perdu le rythme naturel. « La nécessité économique remplace l’obéissance cosmique », c’est un « lieu abstrait et névrotique » où la concentration humaine finit par effacer la terre, l’humus, bref la ville incarne tout ce que la civilisation a de négatif.
Autant de caractéristiques qui définissent en creux le continent africain, dans lequel il espère secrètement découvrir une société naturelle, un « archaïsme humain », une « poche de préhistoire ». Le premier contact se fait évidemment en avion, et c’est sans doute la meilleure façon d’appréhender cette immensité : ici la terre l’emporte de loin sur villes et villages, les rares voies de communication n’ont rien à voir avec les nôtres, les pistes sont plus nombreuses que les routes, et différentes dans leur essence : « la route est mentale, la piste physiologique ». Vu de plus près ce monde « habité et inhabitable » comprend plus de cases et de paillotes que de maisons. Deux villes retiennent plus particulièrement l’attention du voyageur, peut-être parce qu’elles sont antithétiques : Nairobi « capitale de tôle ondulée », plus moderne Dar es Salam, « ministérielle et agraire », aligne de grandes avenues où ne roule aucune voiture. Chez Manganelli tout est signifiant, il ne recherche jamais le pittoresque, l’exotisme, ne compose pas de morceau pour anthologie : il y a donc peu de descriptions de paysages. Quant aux habitants, il les perçoit comme des hommes entre deux types de civilisation, ayant perdu les avantages de « l’état de nature » et ne bénéficiant pas du progrès. Êtres sans espérance, victimes d’une « faim archaïque » et de la maladie. (Notons qu’il s’agit pourtant de l’Afrique d’avant le sida.) Quant aux rapports entre les multiples ethnies, Manganelli comprend prophétiquement que « l’acclimatation des modes traditionnels européens d’organisation du territoire ne peut qu’engendrer d’infinis conflits à tous les niveaux ». Enfin, les animaux, décrits avec beaucoup d’attention, « habitants absolus de l’Afrique » mériteraient de ne pas être victimes des tableaux de chasse.
En fait ce livre va bien au-delà de son titre. Le Voyage en Afrique est, entre autres choses, l’occasion de rappeler la supériorité de l’état de nature (une idée chère à Leopardi et à Rousseau) que la civilisation a définitivement effacé, et que nous ne pourrons plus jamais retrouver : même en Afrique, puisque sa modernisation destructrice est déjà largement amorcée. La réponse aux interrogations de l’auteur est donc une fois encore négative. L’Afrique comme mensonge, pourrait-on dire pour reprendre le titre de son essai sur la littérature : « Dans l’imagination de l’Européen, l’Afrique est d’abord une région sauvage, peuplée d’animaux de zoo : un parc, une réserve, même un décor de cinéma. » On ne peut être plus lucide et plus amer. Ce livre a le mérite de poser sur des bases concrètes, humaines, le problème des pays « sous-développés » tour à tour colonisés, abandonnés, exploités, méprisés, mal compris, et de tirer la sonnette d’alarme. Mais l’inquiétude que font naître ces pages est adoucie par un grand plaisir de lecture : les formules sont tellement éclairantes, percutantes (et bien traduites), qu’on est tenté de toutes les citer. Un livre qui nous donne l’occasion de renouer avec celui dont Angelo Gugliemi disait : « Manganelli, nous n’avons pas fini de le lire. »
Monique Baccelli
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