C’est précisément pour éviter les violentes réactions que risque de déclencher la parution du Pape juif que Piero Rosini décide de s’exiler pendant quelque temps à Paris. Né dans une famille aisée de la bourgeoisie romaine, il est passé, par une authentique conversion, d’une idéologie de gauche à un engagement total dans le catholicisme actif. Il ne manque aucune messe, participe aux réunions paroissiales et dit matin et soir ses prières. Il est marié avec la charmante et très compréhensive Alice, qui partage ses convictions. Il voudrait bien fonder une famille mais sa sexualité légèrement somnolente ne facilite pas les choses. En accord avec ses idées, il travaille dans une maison d’édition très catholique, Non Possumus, qui publiera – ce qui semble aussi étonnant – le livre subversif en question. Nous avons donc quelques aperçus de la vie romaine et découvrons peu à peu les personnages qui joueront un rôle dans la vie de Piero jusqu’à la fin du récit : le père, protecteur jusqu’à la permissivité, la mère, effacée, très « catho » elle aussi, Federica la sœur écrivaine peu farouche, Ada la belle-sœur, future nonne, aux seins généreux, et Corrado, l’ami perturbateur. Tout se déroule sereinement jusqu’au jour où Piero décide de changer d’air.
À Paris, où Piero travaillote dans une petite maison d’édition, évidemment bien-pensante, de la rue du Bac, le contexte change du tout au tout. Piero découvre des milieux beaucoup moins guindés que ceux qu’il fréquentait à Rome. Il tombe très vite sous la coupe des « sorcières », quatre filles un peu « bobo », pas vraiment belles mais affranchies et rigolotes. L’une d’entre elles, Clelia, « la juive au nez refait », tombe rapidement amoureuse de Piero, qui est beau garçon même s’il est un peu grassouillet et voûté, et vient carrément habiter chez lui. On imagine la suite. Eh bien non, pas du tout, pendant toute la durée du roman le bon catholique regardera dormir la jeune fille (déçue), découvrira les parties les plus secrètes de sa personne, la touchera sans la réveiller et, au nom de ses convictions, n’ira jamais plus loin. « J’essayai de réfléchir : si dans l’heure qui arrive je ne m’abandonne pas à la nature, ou si je refuse de m’ouvrir au surnaturel, pourrai-je dès l’heure suivante me réfugier à nouveau dans les bras de la Vierge Marie, ou bien l’envie me passera-t-elle pour un temps plus long ? Le péché décuple-t-il les malheurs ou existe-t-il un arrangement raisonnable entre l’acte immoral et le raidissement spirituel qui en découle ? » C’est là que se pose la question : Piero est-il normal ou anormal ? La critique italienne a fort justement rapproché Francesco Pacifico d’Italo Svevo : les convictions religieuses sont-elles une richesse ou un handicap ?
Une autre question se pose. Comment Piero Rosini, antisémite convaincu (cette phobie est au fondement de son livre explosif), peut-il aimer, car il l’aime, celle qu’il appelle « la juive », et comment peut-il devenir l’ami intime de Leo, l’oncle de Clelia, italo-américain également juif ? Sur un ton toujours léger, parfois même très drôle, tous ces problèmes sont évoqués, développés, analysés, mais évidemment non résolus. Il faut dire que le personnage est fort bien choisi, car Piero Rosini, bien que sympathique et intelligent, est un peu mou, et garde toujours une certaine distance avec tout, avec la politique et la religion comme avec l’amour et le sexe. D’où l’absence de conclusion. En outre, après n’avoir entendu que la voix du personnage principal, le lecteur voit ledit personnage principal se dédoubler : « Toujours avec mon esprit d’escalier je me demande : si finalement Piero Rosini était rentré à Rome, Rosenzweil (le double pervers) aurait-il ou non disparu ? À l’époque, la réponse paraissait plus nette, et ledit Rosenzweil, qui se considérait comme rusé et téméraire, n’avait pas réussi à demeurer assez lucide pour comprendre que s’il était rentré à Rome avec Rosini en parasite, peut-être en se cachant dans un premier temps, il aurait pu se montrer ensuite à visage découvert et poursuivre sa collaboration avec mon père, puis, au fil des mois et des années, prendre l’avantage sur un Piero Rosini, désormais devenu obsolète, qui ne faisait que brasser du vent. »
Puis, dans les dernières pages, de façon inattendue mais non sans raisons, le roman devient un récit à plusieurs voix : une sorte d’élargissement qui se fait de façon très naturelle, et fonctionne. Toujours à l’actif de l’auteur : des portraits brefs et incisifs, des tableaux pittoresques, en contrepoint, de Rome et de Paris, d’une certaine vie romaine et d’une certaine vie parisienne, une alternance bien dosée d’action et de dialogue, de réflexions très sérieuses et de futilités. Un roman qui vient confirmer la qualité de la jeune « narrativa » italienne.
Monique Baccelli
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