Une très petite communauté puisque ce sont les quarante âmes d’un bourg perdu dans le Trentin, San Giuda (Saint-Judas, le nom a son importance) et coupé du monde moderne par le Dente della Vecchia, une énorme montagne qui ne laisse passer ni les émissions de télévision ni internet. Donc une petite société rurale repliée sur elle-même et déjà déstabilisée avant le massacre : haines entre familles, incestes, suicides qui n’apparaissent jamais au grand jour. Le seul lien avec la petite ville la plus proche, c’est le traîneau à deux chevaux que Beppe Formento utilise pour le ravitaillement. Pendant les mois d’hiver, il a coutume de charger quelques touristes des environs pour leur faire admirer l’immense sapin qu’il a givré avec le canon à neige. On se demande pourquoi, car il ne cesse de neiger, de façon obsessionnelle, anormale au dire des villageois, tout au long du récit. Toujours est-il qu’un certain matin le traîneau revient sans conducteur, avec un seul cheval fou de terreur, et on découvre un spectacle cauchemardesque : quinze cadavres, dont Beppe Formento, tous tués de façon différente, sont alignés dans la neige sous le sapin, givré… devenu rouge, comme irrigué par le sang des victimes.
L’enquête commence, évidemment, et la première conséquence est l’irruption des journalistes, des curieux et de la télévision dans la paisible bourgade : autre forme de traumatisme pour une population qui vit en marge de l’information. Mais les conséquences du massacre et de son retentissement sur la communauté paysanne se cristallisent plus particulièrement dans deux personnages principaux : Giovanna, ancienne presque championne de ski, psychiatre, très indépendante mais généreuse et n’ayant pas froid aux yeux. Elle a elle-même vécu quelque chose de très étrange à l’heure même du massacre. Puis don Ermete, la cinquantaine, humain, calmement contestataire, il aime faire face aux situations difficiles, « impossibles », comme celles qu’il a précédemment connues au Pérou. Les monologues intérieurs des deux « soigneurs » d’âmes, le religieux et la laïque, alternent, sur le ton naturel et déstructuré de toute pensée non exprimée. Une réussite stylistique dont une partie du mérite revient, pour nous lecteurs français, au traducteur. « Je suis revenu à moi presque aussitôt ; j’étais par terre dans le presbytère, entouré de mes paroissiens qui voulaient savoir. Je ne trouvais pas les mots, je ne savais que dire : l’arbre rouge, la tête de Beppe Formento, les restes humains recouverts de neige, ce sentiment opaque de mort, de mal absolu, d’absence de tout remède – tout cela renvoyait à des images ou à des sensations sur lesquelles je ne parvenais pas à mettre des mots… »
Le roman est très savamment construit, car, pour ménager le suspense (digne des meilleurs polars), les résultats de l’enquête ne sont livrés qu’au compte-goutte. Les questionnements enflent, partent dans toutes les directions, restent sans réponses. Puis, au bout de quelque temps, pour des raisons politiques ou pour masquer une vérité très dérangeante, la justice maquille les faits et finit par conclure qu’il s’agit d’un attentat terroriste. À San Giuda, personne n’y croit.
Les jours passent et don Ermete, dérouté par la dérive croissante de ses paroissiens, demande à Giovanna, la psychiatre, de venir à son secours : « Et il m’a dit qu’il avait besoin d’aide parce que là-haut, dans le village, à San Giuda, les habitants sont en train de devenir fous, tous. » Et, elle, sans crainte du qu’en-dira-t-on et des règles ecclésiastiques, quitte son hôpital pour venir s’installer… au presbytère. Se passe-t-il « quelque chose » entre elle et le prêtre ? Au lecteur de le découvrir. Toujours est-il que le scandale éclate et que la jeune femme doit quitter le village. C’est dans la dernière conversation entre les deux « étrangers » que seront évoquées trois explications possibles de la tuerie injustifiée. La clé de l’énigme est donc aussi déroutante que l’énigme elle-même.
Ce récit très sombre, inquiétant, déstabilisant, se clôt sur une note de lumière. Giovanna a repris ses skis, et dans une sorte d’extase elle fait une magnifique descente pendant laquelle ses pensées se réorganisent et s’ouvrent sur un avenir clair. « … parce que je suis la première dans l’absolu qui descend ce matin et donc ouste en position jusqu’au mamelon voilà que nous y sommes presque lâche lâche lâche ne freine pas et d’accord pas de gens sur la piste non mais il pourrait y avoir un scooter des neiges en train de battre la – wouuh il n’y a personne non il n’y a rien mais quel serrement de fesses et quels virages fabuleux et rapide voilà à nouveau l’ombre je suis pratiquement en train de voler… ». Giovanna est sauvée.
Le roman, lu d’une traite malgré sa densité, confirme que les prix collectionnés par Sandro Veronesi sont mérités.
Monique Baccelli
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