Ce n’est pas sans raisons que le roman se situe au XIXe siècle, car il aurait pu naître de la plume d’un romantique allemand (Vigolo a traduit Hölderlin). Tous les éléments constitutifs de cette école répondent à l’appel : fusion du réel et de l’irréel, correspondances entre l’homme et la nature, accès au Grand Tout, Unheimich, étrangeté légèrement inquiétante, ewig weibliche, idéalisation de la femme, fantastique subtil, richesse verbale… Sans oublier le goût que tous les écrivains allemands de cette époque (Goethe étant le plus célèbre) nourrirent pour l’Italie. Mais le jeune narrateur n’y vient pas, comme ses compatriotes, pour faire du tourisme ou de l’archéologie. Après des études de musique et de musicologie à Parme, il se rend à Rome pour y rechercher certaines partitions de musique baroque. Dès son arrivée dans la ville des papes, il est troublé par l’étrangeté de la maison dans laquelle il occupera une chambre : façade entièrement décorée de fresques, colonnades, corniches et rinceaux, le tout plus ou moins à l’abandon. On connaîtra la mystérieuse histoire de cette demeure à la fin du récit. Seul autre locataire, Monsignor Orazio Gualdi, bel homme, imposant et austère, qui joue un rôle important dans le roman.
Passant ses journées dans les bibliothèques, et marchant beaucoup dans la ville, le jeune musicien rentre fatigué mais ne peut trouver le sommeil. « Eh bien, chaque fois que j’étais sur le point de fermer les yeux et d’éteindre la lumière il me semblait entendre vibrer les murs, et entendre une voix, des pas… je ne sais. Je m’éveillais d’un coup et je n’entendais rien ; puis de nouveau je recommençai à distinguer des notes jouées avec lenteur, mais pas vraiment sur un orgue… » Cet étrange phénomène se répète chaque nuit, et il ne sait pas s’il l’imagine ou s’il est réel. C’est en quelque sorte la première manifestation de la Virgilia, vivant aux alentours de 1475 (il y a aussi fusion totale entre les siècles), qui va hanter chaque page, et dont il retrouvera la trace dans les manuscrits qu’il consulte. Jeune aristocrate d’une beauté céleste, poétesse, organiste et chanteuse – correspondance entre tous les arts –, elle éveille de nombreuses passions parmi les hommes de son entourage, et répondra au moins à celle de l’un d’entre eux.
Le narrateur tombe à son tour follement amoureux d’elle, et la chimère devient pour lui aussi réelle qu’une femme de chair ; « Voici qu’en une journée toute ma vie changeait d’aspect : je croyais avoir tout inventé, et je me rends compte que tout est réalité. Mais pourquoi faut-il que je sois pris dans une réalité aussi étrange, qui ressemble autant à un rêve. Ce n’était donc pas moi qui rêvais ; mais la vie même, et l’histoire et les faits qui rêvaient, ont rêvé et rêvent autour de moi. Et je me sens passer dans cette vie étrange comme la figure impalpable qui apparaît dans le rêve d’un autre. » On ne peut imaginer plus parfait effacement de la frontière entre réel et irréel. Mais il y a aussi du concret. Le narrateur se promène souvent, dans la Ville et ses environs, seul ou avec le « brave Müller » et nous livre ses impressions qui, réunies, forment un tableau inédit. Château Saint-Ange, Villa Pamphili, via Aurelia, la petite église abritant le tombeau de la belle Virgilia, sont autant d’étapes qui conduiront le jeune amoureux à l’étonnante rencontre finale.
Un jour, au cours d’une de ces promenades, Müller fait allusion à l’un de ses ancêtres, un dénommé Regiomontanus, humaniste, contemporain de la Virgilia, qui semble, à tort, sans grand rapport avec le récit. Or il est l’inventeur de « mécaniques du merveilleux », dont un orgue qui joue sous le seul effet des éléments, et un autre encore plus étrange, qui conditionne la fin du récit. Récit qui s’achève en une sorte d’apothéose délibérément fantastique, digne de Hoffmann ou de Jean Paul. Si le roman est inachevé, il l’est intentionnellement, car après ce feu d’artifice de phénomènes visuels, auditifs et sensoriels aussi extraordinaires, au sens fort du terme, plus rien ne méritait d’être dit. Du reste les rêves n’ont pas de conclusion.
Donc, un petit chef-d’œuvre, et le qualificatif peut également s’appliquer à la traduction de Nathalie Castagné (elle-même écrivain) qui réussit à exalter l’extrême beauté du style de départ : « Dans le grand lac immobile de l’air bleu qu’aucun souffle de brise ne faisait frémir, les voix tombaient, distinctes, avec un léger bruit sourd, comme des perles jetées dans une eau limpide et s’y déployaient vers de très lointaines zones d’azur en cercles silencieux et immenses. »
Précisons enfin que si ce bref roman s’inscrit parfaitement dans l’esthétique du romantisme allemand, il n’en est pas pour autant une redite, ni un « à la manière de », mais un surgeon vivace bien que tardif.
Monique Baccelli
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