Velimir Mladenović : Vos premiers textes n’existaient que sur la scène, prononcés par les acteurs, face au public. Comment voyez-vous ce double engagement : celui des paroles et celui des corps ?
Amandine Dhée : Mes premiers textes ont d’abord existé lors de scènes ouvertes. Ils n’étaient pas lus par des comédiens, mais par moi-même. C’était, à cette époque, la seule possibilité de les faire entendre : avec ma propre voix. Il y avait quelque chose de violent à me planter devant les autres pour déclamer mes textes, il me fallait chaque fois dépasser ma peur pour faire émerger ce désir. D’un autre côté, cela a aussi été l’expérience d’une puissance : toucher les autres, les émouvoir, les faire rire. Cet espace de la scène m’a donné la possibilité de me déployer autrement. J’avais cinq minutes pour exister, comme tous les participants. Cela a été une très bonne école. L’invitation à une écriture sans fioritures, rythmée, directe. Depuis, je n’ai jamais perdu ce double engagement du texte et du corps. On ne dit pas assez combien la lecture, mais aussi l’écriture, sont des expériences physiques. C’est dans un corps en mouvement que peuvent advenir les images, les idées, les fragments d’un texte. C’est aussi dans son corps que l’on sent quand un texte tient debout, quand il a trouvé sa justesse. Aujourd’hui je continue de partager mes textes à voix haute, souvent accompagnée d’un musicien (Timothée Couteau, au violoncelle). La musique apporte ses propres couleurs, son rythme, ses contrepoints. Nous jouons véritablement ensemble, une part d’improvisation nous permet de rester présents aux personnes venues nous écouter. Le texte prend alors un statut différent, il n’est pas lu dans l’intimité du livre, mais se vit comme une traversée collective. C’est un très grand plaisir, qui circule entre le public et nous.
VM : Cette expérience théâtrale correspond au mode narratif adopté dans La Femme brouillon : une narratrice se confesse et s’adresse aux lecteurs. Pourquoi cette forme à la première personne est-elle si importante dans la littérature féministe ?
AD : Mon désir était de proposer un autre récit que celui d’une maternité épanouie ou catastrophique, d’échapper au discours binaire. J’ai voulu montrer l’intensité de cette expérience, et surtout l’ambivalence et les contradictions qui traversent la narratrice. C’est ce bouillonnement intérieur qui fait littérature.
La narratrice est une femme ordinaire, dans laquelle beaucoup de femmes peuvent se reconnaître. J’ancre mon récit dans le réel et j’essaie de mettre en lumière ce qui se joue dans les situations soi-disant anodines, les petites phrases lancées l’air de rien, les gestes quotidiens..., ce que tout cela dit de nous et du regard que l’on porte sur les femmes.
En plaçant ce récit à la première personne, j’évite de surplomber, d’asséner des vérités. Je ne voulais pas seulement dénoncer les injonctions que subissent les femmes enceintes, je voulais aussi montrer comment la narratrice elle-même se surprend à intégrer ces normes, comment une partie d’elle s’y soumet. Je voulais montrer quelqu’un qui se débat. Et je pense que c’est pour cela que de nombreuses lectrices m’ont dit que ce texte leur avait fait du bien, parce que je ne leur propose pas une morale de plus.
VM : Pourriez-vous nous expliquer le titre, très évocateur ?
AD : La « femme brouillon » se définit d’abord par un manque. La narratrice réalise qu’elle a longtemps nourri un mythe : celui d’être une femme accomplie avant de s’autoriser la maternité. Elle s’était espérée solide, confiante, ancrée dans des certitudes, mais une fois enceinte, elle doute plus que jamais. C’est aussi l’histoire de quelqu’un qui ne peut pas puiser de force dans le récit familial, puisqu’elle a grandi auprès d’une mère défaillante. La narratrice renoue alors avec la petite fille qu’elle espérait avoir semée, avec la vulnérabilité qui était la sienne. Au-delà de l’expérience de la métamorphose du corps, c’est cette identité glissante qui définit la femme brouillon. Mais ce récit est aussi celui d’une émancipation, d’une création de soi, au-delà d’un passé douloureux et des normes ambiantes. Car la femme brouillon est aussi celle qui s’oppose à la mère parfaite, qui tente de lutter contre ce désir de pureté, celui des autres mais aussi le sien. Être une femme brouillon devient alors une force, une revendication.
VM : Quels sont les ouvrages féministes que vous appréciez ?
AD : Ils sont nombreux. Journal de la création est le premier ouvrage féministe que j’ai lu, alors même que l’idée de maternité était très éloignée de moi. Nancy Huston y explore l’acte de création chez les femmes. Ce livre a nourri mes interrogations politiques, m’a aidé à me situer, à m’inscrire dans une lignée de créatrices. King Kong théorie de Virginie Despentes a nourri ma compréhension de la société patriarcale et m’a amenée à m’interroger sur la notion de prostitution, bien plus complexe qu’on veut parfois l’admettre. Se défendre d’Elsa Dorlin m’a invitée à réfléchir à la façon dont on désapprend la violence aux femmes. Enfin, De la marge au centre de Bell Hooks, que j’ai lu récemment, invite les femmes blanches occidentales à s’interroger sur les principes qui sous-tendent leur féminisme, sur la façon dont celui-ci se pense à l’écart des femmes noires et des classes populaires. Ces textes ne parlent pas d’une même voix, bien sûr, mais chacun d’eux a bousculé mon confort de pensée, en a appelé à mon intelligence. Le féminisme a aujourd’hui plusieurs visages. Celui dans lequel je me reconnais s’articule avec la critique du capitalisme, qui ne prétend pas à une simple égalité femmes-hommes, mais à la fin de toutes les dominations.
Au-delà des essais, des romancières ont également beaucoup compté pour moi, notamment celles qui mêlent intime et politique, comme par exemple Annie Ernaux, Lydie Salvayre, Doris Lessing ou Goliarda Sapienza.
VM : Comment peut-on réconcilier le féminisme avec la maternité ?
AD : Le féminisme auquel je crois est celui qui défend le droit de chaque femme à se déterminer et à prendre la parole pour elle-même (c’est-à-dire aussi le droit à ne pas se définir comme femme !). Pour que féminisme et maternité se réconcilient, il faudrait d’abord admettre qu’une femme peut avoir une vie riche et épanouissante sans faire d’enfants. Celles qui font le choix de la maternité devraient absolument s’extraire de cette tyrannie de la mère parfaite, de ces fantasmes de performance qui envahissent jusqu’à nos vies privées. Mais il est d’autant plus difficile de s’en dégager que ces injonctions prétendent œuvrer pour le bien-être de nos enfants. Il faut aussi veiller à l’égalité entre femmes et hommes au sein du foyer. Les statistiques sont formelles, les femmes continuent de prendre en charge la majeure partie du travail invisible (tâches domestiques, éducation des enfants) et de supporter la fameuse charge mentale. On parle beaucoup actuellement de l’allongement du congé paternité, et c’est merveilleux. C’est ce qu’évoque la narratrice de mon livre, la joie de voir son compagnon s’inventer en père, de le voir tricoter sa propre relation avec le bébé. Elle explique aussi à quel point la création et la participation au politique l’ont aidée à être au monde. Elle a soudain terriblement peur que la maternité lui enlève cette part vitale d’elle-même. Il est essentiel que les femmes n’aient pas le sentiment de devoir choisir entre elles-mêmes et la maternité. Il me semble enfin que les jeunes mères sont trop absentes du politique. Les voit-on souvent à l’Assemblée, dans des réunions associatives, dans les manifestations ? Elles sont encore trop souvent renvoyées à l’espace privé. Il y a des solidarités à inventer collectivement, des relais à imaginer pour qu’elles puissent participer à la vie de la cité. Il me semble que cela permettrait, peut-être, de définir d’autres priorités.
VM : Votre héroïne déclare : « Moi, personne ne me demande pourquoi je fais un enfant. » Est-ce un regard pessimiste ?
AD : Les femmes qui refusent la maternité sont sommées de se justifier, tandis que celles qui la vivent sont noyées sous une pluie de félicitations, ce qui in fine les fait taire. N’est-ce pas étrange ? L’imaginaire collectif aime se figurer un désir de maternité sous-tendu par la bienveillance et l’abnégation des femmes. Mais on peut aussi faire un enfant pour se venger de sa propre enfance, pour faire plaisir à sa belle-famille, pour avoir enfin du pouvoir sur quelqu’un, ou juste par conformisme. Seulement, ce n’est pas politiquement correct de le formuler. C’est cette hypocrisie que dénonce la narratrice. Elle s’en amuse, aussi. J’ai voulu qu’on puisse rire en lisant La Femme brouillon, rire de ces représentations qui nous emprisonnent, de ces non-dits encore si présents. L’humour est à mes yeux une arme redoutable qui permet de reprendre le pouvoir. De retrouver du jeu, du mouvement. J’ai voulu dire à quel point l’expérience de la maternité est plus intéressante et complexe que la représentation que l’on s’en fait. Plus violente aussi, même si cette violence peut être féconde. Ce n’est pas un livre pessimiste, c’est un livre de la joie, aussi, celle de rencontrer son enfant. Il y a un écueil que je voulais absolument éviter en écrivant ce livre : que la colère finisse par étouffer la joie.
VM : Vous décrivez une femme qui photographie la transformation de son corps et qui voudrait que l’image soit belle. Pourquoi la beauté compte-t-elle tant pour elle ?
AD : La narratrice est déboussolée. Elle change dehors et dedans. Elle navigue, se sent tour à tour belle et monstrueuse. Elle se photographie pour tenter de capturer son image, l’apprivoiser. Elle essaie de se voir. Sans doute est-elle victime de l’image d’Épinal de la femme enceinte, souriante, rose et épanouie. La maternité est le royaume des clichés : la mère comblée, le père la main sur le ventre, le bébé souriant... Le nouveau-né n’échappe d’ailleurs pas à cette mise en scène, puisqu’un photographe professionnel passe dans toutes les chambres de la maternité. Il est intéressant de voir qu’on oblige aussi l’enfant à prendre la pose, celle que l’on attend d’un nouveau-né. Lui aussi doit être à la hauteur de sa propre image !
Cette photographie, dans La Femme brouillon, est aussi une tentative de récit. Celui qu’elle voudrait se faire d’elle-même. On sait bien que nos albums photo mentent à longueur de pages, ou plutôt qu’ils disent une autre vérité, celui ou celle que l’on rêverait d’être. La narratrice aimerait se résumer à une jolie photo, faire taire l’ambivalence qui l’habite. Mais c’est aussi la tentative de quelqu’un qui essaie de s’aimer pour être capable d’aimer à son tour.
VM : Espérez-vous que ce texte se transforme un jour en monodrame pour le théâtre ?
AD : Le destin d’un texte est d’échapper à son auteur. Que chaque lecteur, lectrice, le confronte à son propre vécu et en fasse son propre livre, autre. C’est une joie que d’autres s’en emparent, et pourquoi pas au théâtre ?
[Amandine Dhée, née en 1980 à Lille, est écrivaine et comédienne. L’émancipation, notre rapport à autrui et à notre environnement de vie sont les thèmes récurrents de son travail, distingué par le prix Hors Concours pour La Femme brouillon en 2017. Son besoin d’exploration des formes l’amène régulièrement sur scène, pour partager ses textes lors de lectures musicales, ou encore pour y interpréter un rôle dans l’adaptation de ceux destinés au théâtre.]
Velimir Mladenović
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