Velimir Mladenović : Dans Empreintes de crabe, vous racontez vos mémoires sur une vie bouleversée et traumatisée par la guerre ainsi que par l’exil. Dans quelle mesure l’autofiction a-t-elle marqué ce roman ?
Patrice Nganang : C’est difficile à dire, parce que ce roman est avant tout celui de mes parents et que c’est leur époque que je voulais raconter… De ce point de vue, c’est une autofiction. Mais je voulais aussi écrire une histoire de famille : il est vraiment difficile de se départir de sa propre famille, car elle tient au corps. Cependant, la mémoire des familles, et surtout des familles bamilékés, n’est pas transmise sous la forme traditionnelle du roman de famille ou du journal de famille, qui est le squelette des romans européens. Même les albums familiaux ont des ponctuations extraordinaires, parce que le forclos, dont est frappée la guerre civile, bien plus que le paternalisme de l’éducation, rend la conversation intergénérationnelle difficile. C’est là où les archives, tant manuscrites que photographiques, m’ont servi d’appoint, mais il faut citer aussi l’apport gigantesque des gens du commun, avec qui j’ai communiqué par Facebook, de même que mes recherches multiples sur le terrain.
VM : Le crabe a été l’emblème de l’Union des populations du Cameroun (UPC), mouvement indépendantiste qui a été l’objet d’une répression féroce au cours des années 1950 et 1960. Peut-on considérer votre roman comme un hommage qui lui serait rendu ?
PN : Oui, mais le roman est surtout un hommage à ma famille, à mes parents. Voici quelques jours, je suis revenu sur les premières versions, sur l’ébauche du roman, qui en est demeurée l’ossature, et le titre, c’était Mes trois tantes. Je voulais raconter l’histoire amoureuse de trois femmes, replacée dans le chaos de la guerre civile, celui d’un temps où l’on pouvait se venger sans limites, faire éliminer l’amant de sa femme sans en payer le prix, et où des têtes de mort se trouvaient dans les rues. Un temps qui, dans mon esprit, était comme le Far West américain, mais qui, soudain, il y a deux ans, à la clôture de mon roman, est devenu la réalité vécue d’une partie du Cameroun. Je voulais donc moins rendre hommage à un parti qu’à une génération de gens de passion, mais qui avaient un langage totalement idéologique, langage qui, pour nous, est un peu étrange…
VM : Ce roman est dédié à votre fille. Cette dédicace est-elle un message adressé aux futures générations camerounaises ?
PN : Ma fille est américaine, née qu’elle est à New York, et c’est elle qui me le dit. Mais quand je grandissais à Yaoundé, où je suis né, les Bamilékés m’appelaient « Diaspora ». Et, dans la constitution de ce pays dont j’ai été finalement expulsé, je suis reconnu comme allogène au sein de la ville même de ma naissance. Ce sont des données extraordinaires qu’une Américaine, une New-Yorkaise, ne comprendrait pas du tout… De ce point de vue, mon roman est aussi une manière d’expliquer à ma fille, et donc aux générations futures, qui je suis et d’où je viens. Je souhaite qu’elles vivent dans des pays et dans un Cameroun où la guerre comme possibilité serait bannie.
VM : Vous avez publié ce roman lors des élections au Cameroun. Y a-t-il un lien direct entre la fiction et la réalité politique ?
PN : Et comment ! Le roman se finit sous le signe de la guerre déclenchée dans la partie anglophone du Cameroun, qui chevauche le pays bamiléké, où le roman trouve ses parties les plus palpitantes. Et découvrir les continuités de tactique et de stratégie, mais aussi de personnages, était extraordinaire, car le régime qui a mené la guerre contre les Bamilékés est le même qui mène la guerre contre les anglophones. Et, qui plus est, une bonne partie des anglophones sont en fait des Bamilékés d’expression anglaise. La continuité était donc déjà dans le matériel, et les élections n’ont fait que dramatiser celle-ci, en nous montrant comment une guerre peut servir à installer une tyrannie, de même que la guerre de 1960 avait aidé à installer le régime et à intensifier la présence française au Cameroun – présence qui, auparavant, était bien moindre, le Cameroun n’ayant jamais été une colonie française.
VM : Est-ce que le personnage central du roman est votre alter ego ?
PN : Je suis kafkaïen à la limite, mais, en écrivant ce roman, j’étais déjà très familier avec la littérature américaine, qui est plutôt hyperréaliste. Je voulais écrire un roman hyperréaliste afin que les gens qui vivent encore – et la génération de mes parents vit encore – ne se plaignent pas de contrefaçon, mais lisent un roman suffisamment réaliste pour donner une idée, à ceux de ma génération ainsi qu’à nos enfants, de ce qui s’était passé avant notre naissance. Il est impossible à l’enfant de décrire la chambre parentale, le moment de la parturition, c’est un tabou ! Et là est la frontière, évidemment, de ma propre biographie, ce qui fait que le roman lui-même ne pouvait être qu’invention, vu qu’il raconte comment nous, et moi aussi, sommes venus au monde. C’est l’histoire de ma naissance, en quelque sorte. Mais, bien sûr, il n’y a pas d’invention qui tienne, si elle n’est pas inscrite dans la réalité, dans la vérité vécue. Mon nom d’éloge est quand même Tanou, et j’ai développé tout autour une théorie de l’histoire qui rend mon roman, ainsi que ceux qui le précèdent, significatif, car Tanou veut dire le « père de l’histoire ».
VM : Vous avez publié La Révolte anglophone après votre séjour en prison. C’est le premier ouvrage écrit en français sur la crise anglophone au Cameroun. Quel était le but de ce livre ?
PN : Le but premier était de collecter tous mes écrits sur le problème anglophone, car, lors de mon incarcération, je me suis rendu compte que les francophones ne comprenaient pas ce qui m’était arrivé ni, d’ailleurs, pourquoi j’étais en prison… Il fallait donc leur rappeler la longitude et la rectitude de mon opinion sur la crise anglophone, opinion publiée dans les journaux du pays pendant dix ans, et surtout le fait que mon soutien ambazonien n’était pas un coup d’humeur. Mais, en prison, j’ai été embrassé par les anglophones qui, eux non plus, ne savaient pas qui j’étais. Il fallait donc, dans le même temps, expliciter que mon soutien à leur cause n’était pas hasardeux, mais qu’il venait d’un vécu bien particulier de leur expérience politique. En définitive, j’ai publié ce livre afin de réunir des fonds en aide aux réfugiés anglophones et de participer de manière effective à la bataille pour le changement dans mon pays.
VM : Croyez-vous que vos livres puissent changer l’opinion publique au Cameroun ?
PN : Oui, celle des Bamilékés sur eux-mêmes, et ce serait déjà quelque chose de gagné pour l’histoire du Cameroun. Car les Bamilékés, victimes d’un génocide, traversent encore (et cette élection présidentielle nous l’a bien montré) une campagne extraordinairement bamiphobique, de haine véritable, qui pollue l’espace public. C’est vraiment comme s’ils étaient, comme si nous étions, l’exutoire à l’échec de tout un système qui a besoin d’un bouc émissaire, quand il ne trouve pas d’argent pour colmater les brèches de ses crimes. Et les Bamilékés ont grandi dans le silence familial et dans l’évitement de leur propre culture, une sorte de schibboleth qui fait qu’ils sont finalement les plus francophones du Cameroun, beaucoup d’entre eux n’étant plus locuteurs de leur langue maternelle, qu’ils ne parlent pas à la maison par habitude parentale. Changer cette habitude serait déjà une victoire, car, après tout, l’interruption de la tradition littéraire bamiléké date de 1920, avec l’interdiction française des écritures bagam et bamoun, et la fermeture des écoles où celles-ci étaient enseignées. C’est donc un très profond forclos.
VM : Vous avez été expulsé du Cameroun, votre pays natal. Comment vous sentez-vous hors de ce pays ?
PN : Je ne suis pas le premier écrivain à être en exil ; mais, avec les réseaux sociaux, l’exil n’est plus ce qu’il était. Je suis en effet en relation immédiate avec tout le Cameroun, et surtout avec Yaoundé, la ville qui me vient en tête. J’ai ainsi pu participer de manière effective aux élections, car je mets en branle une alliance des forces tant anglophones que francophones, dont le but est le « chassement » de Paul Biya. Nous y travaillons d’arrache-pied et c’est ce qui prend tout mon temps, bien que je sois loin du Cameroun. Ce travail aurait été impossible sans les réseaux sociaux, même s’il s’ajoute au travail de lobbying que je fais sur trois continents pour le changement au Cameroun et, évidemment, à celui de levée de fonds, qui me prend le restant de mon énergie, à côté de ce qui me reste pour vivre et écrire. Je n’ai jamais été aussi près du Cameroun qu’aujourd’hui. En fait, j’ai dédié ma vie au Cameroun !
[Patrice Nganang, né en 1970 au Cameroun, est professeur de littérature comparée à l’université de Princeton, écrivain et essayiste. Il a publié une dizaine d’essais, de recueils de poésie et de nouvelles. Son roman Temps de chien (Le Serpent à plumes, 2001) a remporté le prix Marguerite-Yourcenar et le Grand Prix littéraire d’Afrique noire. Il a publié : La Saison des prunes (éditions Philippe Rey, 2013), Empreintes de crabe (JC Lattès, 2018) et L’Art de l’alphabet (PU de Limoges, 2018).]
Velimir Mladenović
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