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Musulmane et féministe. Entretien avec Asma Lamrabet

Parler ouvertement des questions qui touchent les femmes en Islam est une nécessité, pense Asma Lamrabet, qui a publié une dizaine d’essais et de livres traitant de la condition des femmes musulmanes. Elle expose ici sa conception du féminisme, évoque la position de la femme dans le Coran et dans la société, et raconte le combat des femmes d’aujourd’hui contre la misogynie.
Asma Lamrabet
Islam et femmes. Les questions qui fâchent
Parler ouvertement des questions qui touchent les femmes en Islam est une nécessité, pense Asma Lamrabet, qui a publié une dizaine d’essais et de livres traitant de la condition des femmes musulmanes. Elle expose ici sa conception du féminisme, évoque la position de la femme dans le Coran et dans la société, et raconte le combat des femmes d’aujourd’hui contre la misogynie.

Velimir Mladenović : Vous êtes née au Maroc, vous êtes croyante. Est-ce qu’on hérite d’une religion ou est-ce qu’on la choisit ?

Asma Lamrabet : Grande question ! C’est cette même question qui, un beau matin au détour de mes 30 ans, a surgi sans crier gare, alors que je venais de terminer de longues et ardues études de médecine. Je me suis retrouvée du jour au lendemain en train de questionner la religion que je portais en héritage, un peu comme un fardeau à l’époque. J’étais marocaine, née de parents musulmans, et donc, aux yeux des miens, « naturellement » musulmane. Mais pourquoi et comment ? C’est là où j’ai commencé à douter. Douter de cette relation évidente entre tradition religieuse héritée et foi. J’étais certes musulmane de culture mais je refusais justement ces normes et codes socioculturels qui, dans la tradition musulmane, se traduisaient généralement en interdits difficilement compréhensibles pour la jeune femme que j’étais… Cependant, j’avais au plus profond de moi ce que je pourrais nommer une « part de foi » en un Créateur, en un Divin, ou autrement dit une spiritualité libérée de la tradition normative. C’est ainsi que je me suis lancé le défi d’aller chercher moi-même ce que cet héritage religieux avait à me dire quant à cette foi que je voulais libre et libérée. Et quelle était la part de ma culture d’origine qui avait façonné mon enfance et mon vécu. Après de longues années de recherches et d’études approfondies sur les Textes et les différentes interprétations, mais aussi grâce aux échanges avec les croyants et non-croyants de divers horizons et lors de mes multiples voyages, je suis arrivée, entre autres, à faire une certaine distinction entre l’héritage religieux et la foi.

Le problème est donc de réussir à faire la part des choses entre une tradition religieuse héritée et le fait d’avoir ou non une conviction religieuse. Cette question peut d’ailleurs être posée pour toutes les traditions religieuses. À mon avis, il serait important de distinguer, au sein de la notion même de religion, la part de la foi en un message spirituel et celle de la religion institutionnalisée avec ses dogmes, ses interprétations et ses règles socioculturelles. On peut hériter d’une tradition religieuse avec toutes ses configurations, ses fêtes, ses coutumes, tout cela faisant partie intrinsèque de notre mémoire et de notre identité, sans croire au message spirituel qu’elle véhicule. Comme on peut, tout en étant ancré dans une tradition religieuse héritée, avoir la foi et tenter d’assumer l’ensemble de cet héritage. La foi ne peut avoir de sens qu’avec la liberté de choix. Il s’agit de conviction intime, d’intériorité, et donc d’un espace de profonde liberté de l’humain. Aujourd’hui, c’est de là que je m’exprime. En tant que femme, croyante, mais qui, tout en étant enracinée dans cette tradition religieuse de l’islam, revendique le droit de critiquer et de questionner cette même tradition. 

VM : Qu’est-ce qu’être une féministe musulmane, à vos yeux ?

AL : C’est avoir l’ambition, à partir d’un contexte musulman, de revendiquer les principes universels du féminisme, autrement dit la dignité, l’égalité et l’émancipation des femmes de toute tutelle patriarcale quelle que soit sa nature. Dans le contexte majoritaire musulman, le patriarcat se manifeste essentiellement sous sa dimension religieuse et impose ainsi l’autorité absolue des hommes sur les femmes : au nom de principes divins, il marginalise, dévalorise et discrimine les femmes. Le féminisme est universel dans ses principes mais pluriel dans ses modèles. Dans chaque contexte donné, les femmes vont essayer de lutter contre les discriminations dont elles font l’objet, selon des modalités et des stratégies qui leur sont propres. Pour illustrer mon propos, je donnerais les exemples du Black feminism aux États-Unis et du féminisme de la théologie de libération chrétienne en Amérique latine. Voilà deux modèles de féminisme, très différents quant à leurs contextes et à leurs moyens de lutte, mais qui partagent les mêmes objectifs et les mêmes principes universels. Le féminisme musulman se situe aussi dans ce cadre-là. À partir de mon contexte à référentiel musulman, où l’on applique des lois discriminatoires envers les femmes à partir d’une interprétation erronée des textes religieux, je revendique le droit de me libérer de ces interprétations patriarcales au nom d’une lecture réformiste et éclairée de l’islam. 

VM : Est-il dangereux pour vous de parler ouvertement ?

AL : Je ne parlerais pas de danger proprement dit. Au Maroc, heureusement pour nous, il y a encore un certain degré de liberté d’expression, si l’on compare à de très nombreux pays de la région. Cependant, je dirais qu’il est plutôt difficile de parler de certains sujets. Il y a un bon nombre de questions taboues dont on ne peut pas débattre, vu la sensibilité des sujets et l’état actuel des mentalités.

VM : Selon vous, quand le féminisme est-il né en Islam ?

AL : Cela dépend de ce que l’on met sous le mot « féminisme ». Selon sa définition universaliste, c’est-à-dire celle qui considère le féminisme comme le produit d’une lutte continue des femmes, au cours de toute l’histoire de l’humanité, en dehors de tout contexte historique ou géographique, alors on peut avancer que les premières féministes musulmanes ont vécu la période de la révélation au VIIe siècle. Un certain nombre de traditions historiques rapportent par exemple comment les femmes autour du prophète de l’islam étaient scandalisées à l’idée que la révélation coranique ne les citait pas en tant que femmes. Elles ont exprimé ouvertement leur mécontentement au prophète. Les historiens racontent comment, dès lors, certains versets furent révélés à la suite de cet épisode où femmes et hommes étaient cités et interpellés de façon complètement égalitaire. Aïcha, l’épouse du prophète, a longtemps lutté, après la mort de ce dernier, contre les hadiths misogynes, qu’elle critiquait et rejetait de façon catégorique. Les exemples de ce genre sont nombreux dans l’histoire de l’islam, mais force est de constater qu’ils ont été marginalisés par la lecture patriarcale.

VM : Y a-t-il une différence dans la perception des textes religieux selon qu’on soit un homme ou une femme ?

AL : Je dirais qu’il y a des différences quant à la perception du religieux en général et de la foi en particulier, qui font que les femmes sont souvent beaucoup plus sensibles et plus réceptives au spirituel. On peut le constater à l’échelle universelle et dans toutes les religions où les femmes restent les principales médiatrices de la foi, au sein des Églises, Temples ou autres… Et par conséquent, celles qui sont pratiquantes ont une certaine tendance à être plus pieuses, voire plus sujettes à la culpabilité. Je pense aussi qu’il y a une certaine vulnérabilité des femmes face à la foi, vulnérabilité qui les fragilise et fait d’elles des proies plus faciles pour ceux qui instrumentalisent le religieux. La position et le statut des femmes dans toutes les hiérarchies religieuses le prouvent : en dehors de quelques exceptions, elles ne sont presque jamais dans des rôles de leadership, mais plutôt dans des postes de subalternes, qu’elles assurent en silence... 

VM : Pourriez-vous évoquer l’image de la femme dans le Coran ?

AL : Le Coran parle en fait des femmes et non pas de « la » femme. Pour preuve, toute une sourate a pour titre « Les femmes » (anisa’a). L’image des femmes dans le Coran est donc d’abord celle qui, à l’instar des hommes, reflète leur pleine et entière humanité. Alors qu’une majorité de versets interpellent hommes et femmes sous différentes appellations génériques, notamment celles qui englobent leur humanité (insân) ou les désignent comme descendance d’Adam (bani âdam), d’autres versets parlent spécifiquement des hommes et/ou des femmes. Comme c’est le cas pour certains personnages historiques célèbres au masculin, le Coran décrit le parcours singulier de femmes qui ont marqué le cours de l’histoire. Ce sont les exemples de la reine de Saba, de Sarah, l’épouse d’Abraham, de celle du pharaon, Assiah, et surtout de celle qui était un Signe pour les Mondes, à savoir Marie mère de Jésus. Dans plusieurs versets, le Coran va aussi inciter les femmes à la participation sociale et politique, notamment au cours des cérémonies d’allégeance politique (Bayaa), au cours desquelles les délégations d’hommes et de femmes concluaient un pacte avec le prophète de l’islam, qui était le représentant de la communauté musulmane de l’époque. Donner la parole politique à des femmes dans ce contexte-là, au VIIe siècle, alors que quelques années auparavant elles n’avaient aucun statut social, qu’elles faisaient partie du butin de guerre, qu’on les déshéritait parce qu’elles étaient femmes, constituait en soi un véritable chamboulement pour les normes sociales de l’époque.

À côté de cela, on retrouve aussi dans le Coran une minorité de versets (à peu près six) que l’on pourrait appeler « socioculturels » et dont l’interprétation a porté préjudice à l’image des femmes durant toute l’histoire de la civilisation islamique, et ce essentiellement à travers les dispositions juridiques et interprétatives patriarcales. En effet, des versets comme ceux qui parlent de polygamie, d’héritage, de témoignage, de répudiation, et de l’autorité ou de la supériorité des hommes (Quiwamah), ont finalement fait la notoriété de l’islam, d’autant qu’ils ont été le plus souvent objets d’une lecture littéraliste et sciemment utilisés pour mieux légitimer, « religieusement parlant », la discrimination des femmes ! Or ces versets ne font que refléter l’environnement socioculturel de l’époque. Ils doivent être relus à la lumière des principes éthiques du Coran, tels que la justice, l’équité et la compassion. Il faudrait donc en faire une lecture contextualisée en se basant sur l’esprit de justice qui sous-tend toute la philosophie du Coran et qui permet d’en adapter les principes aux évolutions sociétales récentes.

VM : Plusieurs ouvrages contemporains (dont ceux de Tahar Ben Jelloun) nous ont beaucoup appris sur la condition des femmes au Maroc. Quel est votre point de vue sur la question ?

AL : Au Maroc comme dans un grand nombre de pays, il y a des avancées, des régressions et des contradictions. Les avancées sont certaines, notamment sur la question des droits juridiques. En effet, depuis 2004 le Maroc a initié une grande et importante réforme du code de la famille, qui aujourd’hui représente – avec celui de la Tunisie – l’un des codes les plus progressistes du monde arabo-musulman. Cependant, l’application de ce code sur le terrain des réalités pose encore problème, du fait que la réforme des mentalités, notamment par le biais de l’éducation, n’a pas eu lieu. Les femmes marocaines ont certainement évolué sur plusieurs plans et dans de très nombreux domaines, dont celui de l’accès à l’éducation. La majorité des étudiants, dans les plus grandes universités, sont des femmes. L’accès des femmes à presque toutes les professions est chose acquise. Cependant, l’une des grandes problématiques du Maroc est d’ordre socio-économique, en particulier dans le monde rural où les femmes sont réellement marginalisées sur tous les plans. Les disparités sociales et la précarisation socio-économique sont les principaux facteurs de vulnérabilité des femmes, et la féminisation de la pauvreté est un fait social avéré qui réduit de façon importante les potentiels du pays. 

VM : Voyez-vous une régression de la condition des femmes en Europe aujourd’hui ?

AL : On peut constater à l’échelle mondiale, à des degrés variables bien entendu, une régression de la condition des femmes, qui se traduit notamment par cette montée du phénomène de la violence. Ce qui est assez étonnant, c’est de voir comment, dans les pays très avancés sur le plan économique et politique, comme en Europe, et malgré les grandes batailles gagnées de l’émancipation des femmes, on assiste aujourd’hui aux manifestations plurielles d’une culture de discrimination envers les femmes, transversale à toutes les autres formes de domination, d’exploitation et de violence. Par exemple et pour rester dans l’actualité, le phénomène « Me too », tout en démontrant la capacité d’un grand nombre de femmes, notamment en Occident, à parler publiquement et à dénoncer les violences subies, révèle paradoxalement leur profonde vulnérabilité. En effet, après presque un siècle de luttes et d’acquis indiscutables, cette affaire prouve que, malgré des droits incontestables et la conquête par les femmes de l’espace public, celles-ci ont trop longtemps gardé le silence face à des violences inouïes, et ce malgré leur position sociale au sein de pays avancés sur le plan juridique. Rappelons cependant que ce sont essentiellement des femmes puissantes, connues, avec un accès aux médias, qui ont osé parler, et donc qu’il reste malgré tout une grande majorité silencieuse de femmes en situation de précarité. Ce silence trop longtemps gardé témoigne de la fragilité des droits des femmes, et donc que rien n’est encore tout à fait gagné sur le chemin de l’émancipation féminine et de l’idéal égalitaire. Ces récentes affaires d’harcèlement sexuel ont aussi montré que la violence envers les femmes n’est pas une question inhérente à une culture donnée, mais bien une question qui interpelle l’oppression universelle des femmes. Cela dit, il faudrait savoir reconnaitre malgré tout que les grandes avancées juridiques des femmes en Europe sont loin d’être acquises dans la majorité des pays arabo-musulmans, où en général la situation juridique des femmes reste très fragile.

VM : Comment les femmes musulmanes se battent-elles contre la misogynie ?

AL : Il y a autant de femmes musulmanes que de sociétés musulmanes, et donc, selon le contexte dans lequel elles vivent, les femmes vont essayer de déployer des luttes en conséquence, pour obtenir des droits. La situation des femmes en Arabie saoudite n’est pas celle des femmes au Maroc, qui reste différente de celle des femmes vivant en Malaisie. En général, les femmes vont s’organiser en associations afin de défendre leurs droits, et cette tradition de lutte féministe est d’ailleurs assez ancienne et historiquement marquée par des femmes célèbres qui ont beaucoup donné pour que les femmes aient un statut juridique égal à celui des hommes. Il y a celles qui vont lutter à partir d’un référentiel de droits humains universels et séculiers, alors que d’autres vont essayer de le faire à partir du référentiel de l’islam. 

VM : Quel est le plus grand problème des femmes aujourd’hui ?

AL : À l’échelle historique et mondiale, les femmes ont toujours représenté les couches sociales les plus vulnérables. Grâce aux différents mouvements féministes, à la lutte de toutes les femmes, et dans tous les continents, il y a aujourd’hui de réelles avancées, qui étaient inimaginables il y a un siècle de cela. Mais force est de constater qu’il reste encore beaucoup à faire : les inégalités salariales, la violence envers les femmes, la précarisation socio-économique, font que, malgré tout, l’idéal égalitaire n’a pas été atteint, même dans les pays les plus avancés. La misogynie reste malheureusement un phénomène universel, même si elle s’exprime de façon différente d’une société à l’autre. 

VM : Quels ouvrages conseillez-vous aux lectrices et lecteurs européens pour faire évoluer ici l’image de la femme musulmane ?

AL : Les œuvres de la sociologue marocaine Fatima Mernissi sont à mon humble avis très instructifs et peuvent éclairer les Occidentaux sur les nombreuses facettes moins connues des femmes en Islam. Je pense notamment aux excellents ouvrages que sont Le Harem politique, Rêves de femmes ou Sultanes oubliées. Il y a aussi une grande littérature initiée par des universitaires anglophones telles qu’Asma Barlas, avec son livre Believing Women in Islam, ou Amina Wadud, avec Inside the Gender Jihad

[Asma Lamrabet est née au Maroc. Elle exerce en tant que médecin biologiste à l’hôpital Avicennes de Rabat. Essayiste, femme engagée dans la réinterprétation de l’Islam en général, elle s’occupe surtout de la question des femmes. Publications principales : Aïcha, épouse du Prophète, ou l’Islam au féminin (Tawhid, 2004), Islam et femmes. Les questions qui fâchent (Gallimard, coll. « Folio Essais », 2018). En 2013, Asma Lamrabet a reçu le prix en sciences sociales décerné par l’Arab Women Organization pour son livre Femmes et hommes dans le Coran : quelle égalité ? (Albouraq / La croisée des chemins, 2012). Elle est actuellement coordinatrice du master Genre à la Fondation euro-arabe de l’université de Grenade.]

Velimir Mladenović

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