Velimir Mladenović : Dans votre pays d’origine, vous avez obtenu votre premier prix de poésie à 16 ans. Quand vous avez émigré à Montréal, vous ne parliez ni français ni anglais, mais vous êtes devenue une écrivaine qui utilise les deux langues. Comment est né ce passage du serbe au français et à l’anglais ?
Ljubica Milićević : Je ne sais pas s’il agit d’un passage ou d’une deuxième naissance ou même d’une troisième. La première langue que j’ai apprise dans la Belle Province fut le français. Je dois souligner que mon apprentissage du français a commencé par une approche livresque : j’ai toujours été une lectrice passionnée. Parachutée à Montréal, parlant seulement le serbe et l’allemand, je me suis vite trouvée en manque de lecture. Je désirais lire des livres en français, mais je ne connaissais pas la langue. J’étais trop impatiente de finir mon apprentissage en vocabulaire et en grammaire. Chez un libraire, j’ai acheté mon premier roman français d’un auteur que je n’avais pas lu auparavant : À rebours de Huysmans. Pendant trois mois, presque jour et nuit, je l’ai lu sans comprendre la totalité du texte, jusqu’à ce que chaque mot soit inscrit dans mon esprit. Si je concevais à peu près qu’il s’agissait d’une recherche sensorielle et intellectuelle, il me faudra attendre une année avant de prendre un cours de littérature française du XIXe siècle et de vraiment saisir l’idée directrice de Huysmans et sa quête d’esthétisme. Dans l’intervalle, j’ai continué un cours de grammaire qui m’a permis, au bout de quatre ou cinq mois, de travailler comme archiviste dans une compagnie d’assurances.
Néanmoins, si c’était suffisant pour un emploi, c’était loin de me permettre de maîtriser de manière convenable la langue et d’envisager d’écrire en français. À l’époque, ce que vous nommez « passage » me paraissait long. Désespérément long. Un vrai labyrinthe ! Il m’a semblé que l’anglais serait plus facile pour m’exprimer dans une des deux langues officielles du pays. Il n’est pas question de se comparer à Vladimir Nabokov ou à Joseph Conrad, les deux âmes slaves qui ont conquis la littérature anglaise, mais ils représentaient pour moi deux phares lointains dans les ténèbres. Je me suis donc inscrite aux études universitaires, en choisissant la philosophie en langue anglaise et la littérature… Ainsi, j’ai appris l’anglais en lisant des œuvres philosophiques. Deux ans plus tard, j’ai composé mon premier poème directement en anglais. Par contre, pour écrire directement en français, il m’a fallu une vingtaine d’années, et cela ne serait resté qu’un rêve, si le destin n’en avait décidé autrement. Une belle rencontre a formé le point de départ et le tremplin qui m’ont permis de concevoir la possibilité d’écrire en français. En fin de compte, l’anglais s’est avéré non une rupture, mais une trajectoire nécessaire pour parvenir ou revenir au français… et à une troisième naissance. Un nouveau départ. Le passage s’est ouvert, quand le moment est venu.
VM : Dans le roman Le Chemin des pierres, vous avez raconté une histoire douloureuse d’immigration et d’amitié, qui se déroule dans votre ville natale. Quelle est la place de l’autofiction dans votre écriture, qui est si sincère ?
LM : S’installer dans un autre pays nous force à grandir. Et grandir est douloureux. Le conflit et la tension se révèlent à la source de toute croissance. Mais le conflit et la tension demandent résolution. Très souvent, la résolution trouvée à travers un combat intérieur mène à un épanouissement personnel, à un mouvement vers une altérité spirituelle radicale. C’est par la résolution de ses conflits qu’un individu arrive au stade ultime de l’évolution personnelle. Une renaissance de soi et de toutes les représentations de soi. Mais à quel prix ! En évoluant, l’individu se forge une histoire, une nouvelle identité, un moi qui prend un bac qui le mène du passé au futur. Dans sa mémoire, comme sur un palimpseste, sont inscrites toutes les traces de son devenir, y compris de nouvelles langues, qui subsument la langue maternelle sous les diverses pratiques socioculturelles.
Par conséquent, de nouvelles distances se créent… La ville natale, si réelle dans sa jeunesse, devient, dans le pays d’accueil, onirique et baignant dans la lumière d’une pureté originelle. C’est un moment de grande découverte, qui en entraîne une seconde, d’égale importance : tout à coup, dans mon imaginaire, ma ville natale est une collectivité d’individus entièrement à ma disposition pour être utilisée, remaniée, transformée en lieux et en sources d’inspiration pour mon écriture. En s’éloignant, on explore davantage son passé collectif. On lit et on découvre des détails historiques. On élargit le territoire de sa ville natale, délimité jusque-là sur une carte. Il faut bien compenser l’absence !
Alors, l’autofiction, dans mon écriture, est plus proche d’un lieu que de personnages. Autant les petites anecdotes, dans Le Chemin des pierres, sont vraies, autant les personnages sont en grande partie les composites d’éléments réels et d’autres seulement vraisemblables. Les personnages de Mala et de Valentin contiennent au départ quelques éléments d’autofiction. Surtout la veste de Mala et sa marche douloureuse vers l’école. Par contre, plus tard, la réalité sous-entendue de Mala, modèle d’un peintre et d’un enfant prodige nommé Valentin, va me servir à mettre en scène la tragédie d’un peuple entier. Les petits visages d’autofiction du départ progressent de page en page vers une métaphore, où la réalité est transformée pour proposer au lecteur une interprétation qui, dans l’idéal, embrasse la totalité des êtres sur la terre.
VM : Vous avez situé les personnages de ce roman dans un pays concret touché par la guerre : l’ex-Yougoslavie des années 1990. Comment la tragédie individuelle de Valentin est devenue le prototype de la tragédie d’un peuple ?
LM : Valentin est le fruit de la diversité de la Bosnie. Un pays aux diverses cultures, ethnies et religions, entraîné dans une guerre fratricide. Dans le cadre de ce théâtre de cruautés aux motivations irrationnelles, de ce conflit qui a tourné à la tragédie collective, se déroule le drame propre à Valentin, personnage à l’image de son pays natal et de sa famille, où se côtoient deux des religions monothéistes : le christianisme, notamment ses branches orthodoxes et catholiques, et l’islam. Dans le pays, depuis des siècles, ces deux frères ennemis se sont déchirés dans des guerres fratricides. On doit remonter jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour découvrir une période de paix de quelques décennies. Les Serbes et les Bosniaques sont semblables du point de vue de leur origine ethnique. Leur principale controverse se situait dans la manière de pratiquer leur religion. Petit à petit, hors de la maison commune, chacun s’est forgé une identité dont l’essentiel devenait : la légitimité de haïr l’autre.
Valentin, limité à la sphère de ses proches, projeté contre sa propre volonté dans un combat aux proportions tragiques, devient non seulement le prototype de la tragédie d’un peuple, mais sa victime. Un naufragé guidé par sa bienveillance, qui essaie de secourir sa famille en détresse.
VM : L’amitié des personnages principaux, Mala et Valentin, est plus forte que la mort. Pourquoi une histoire sur la guerre sera toujours plus intéressante pour les lecteurs et les éditeurs ?
LM : Qu’y a-t-il de plus essentiel, de plus beau, de plus fondateur dans une existence que l’amitié, cette union affective et spirituelle entre les hommes ? Mala se reconnaît et s’aime elle-même dans le regard de Valentin, et réciproquement. Leur enfance s’est forgée dans ce regard. De cette communion silencieuse prolongée par l’absence, Valentin est devenu le gardien, sauvegardant le souvenir de la jeunesse de Mala (sa veste, son premier poème et le dessin de Mala adolescente). Conscient de la métamorphose qu’elle devait subir de l’autre côté de l’Atlantique, Valentin a pour objectif de sauver son amie d’enfance de l’oubli de son passé, de l’oblitération d’une grande partie d’elle-même, d’un néant aussi destructif que la mort. Quand elle revient dans son pays natal, c’est elle qui, à son tour, va sauvegarder post mortem le souvenir de son ami, en rattachant son souvenir à son présent pour que la présence de celui qui n’est plus soit préservée. Dans ce sens, leur amitié est plus forte que la mort. Hannah Senesh a écrit dans son journal intime : « Il y a des étoiles qui brillent sur terre / même après leur disparition / il y a des êtres qui continuent à illuminer le monde / même après leur mort / ces lumières sont particulièrement scintillantes / même quand la nuit est profonde / elles éclairent le chemin de l’humanité… »
Étant amateur de philosophie, j’ai toujours cru que l’amitié (philia) puisse être la première condition du bonheur non seulement individuel mais collectif. L’amitié que se vouent les personnages Mala et Valentin est, en ce sens, un paradigme moral, un lien entre les gens de bonne volonté, qui devrait idéalement constituer le ciment de la communauté politique en liant les citoyens de différentes origines ethniques et religieuses.
En ce qui concerne les histoires de guerre, je ne crois pas que le thème en soi suscite, plus qu’un autre, l’intérêt des lecteurs ou des éditeurs. La guerre fait partie de la condition humaine. Aujourd’hui, comme hier, elle pèse sur l’humanité comme une menace. Dans mon cas, je n’ai pas vraiment cherché à décrire la guerre, mais il m’était impossible de l’ignorer. Elle était une réalité qui bouleversait la vie dans mon pays de naissance et même en dehors. Il ne s’agissait pas d’un choix. Le retour de Mala coïncide avec la guerre en ex-Yougoslavie. Mala est submergée par les souvenirs, tandis qu’autour d’elle grondent les rumeurs d’une guerre dont elle devra bientôt affronter l’inexorable réalité. Savoir son pays en guerre influence et change tout projet d’écriture. Dans ce cas, la distance est loin d’affaiblir l’intensité des affects.
VM : Est-ce qu’il y a eu une différence dans la réception de ce roman au Canada et dans les Balkans ?
LM : En ce qui concerne la réception de ce roman au Québec, les critiques en ont salué l’esthétique et l’écriture, ce qui était flatteur. D’autant que j’ai appris que, du fait de ma condition d’auteure venue d’ailleurs et du sujet du Chemin de pierres, éloigné des conjonctures de la Belle Province, mon roman était classé dans la « littérature migrante ». Depuis les années 1980, l’appellation « littérature migrante », sur le plan socioculturel, est une forme de décentralisation de la littérature québécoise : la narration s’émancipe des frontières. Un grand nombre d’écrivains étrangers, souvent avec des thèmes qui ne l’étaient pas moins, ont publié leurs œuvres au Québec, leur pays d’adoption. Je souligne que cette appellation a été contestée depuis par de nombreux écrivains et critiques. Personnellement, je n’aime pas cette étiquette, car la littérature s’élabore avant tout dans un imaginaire sans frontières. La littérature n’a pas de géographie spécifique.
Dans les Balkans, la réception fut sereine et accueillante. Mon petit livre a été plutôt compris comme un appel et un message en faveur de la paix. L’introduction du bogomilisme – la religion hérétique de l’ancienne Bosnie, avec ses nombreuses pierres tombales sur lesquelles est gravée une main levée portant l’inscription « Faites attention à vos actions » – a, je l’espère, charmé des lecteurs qui ont découvert ou redécouvert cette religion jugée dissidente et qui, dans un passé lointain, lança un appel aux générations futures pour qu’elles n’oublient jamais leurs racines communes, malgré leurs différences confessionnelles.
VM : Pourquoi votre écriture est plutôt considérée comme relevant de la littérature francophone, même si vous avez abordé des sujets serbes dans vos romans ?
LM : Dans les écrits sur la littérature, de la francophonie à l’Hexagone, au milieu du XXe siècle, apparaît la catégorie des auteurs étrangers ayant adopté le français comme langue d’écriture. En France, l’un des meilleurs exemples en est Nancy Huston. Canadienne anglophone installée à Paris, elle écrit le plus souvent en français. Parallèlement, au Québec, après 1987, est apparue la catégorie québécoise de « littérature migrante ». On parle là de plusieurs auteurs renommés, comme Naïm Kattan, Dany Laferrière, le dramaturge Wajdi Mouawad, Abla Farhoud, Aki Shimazaki, Ying Chen et tant d’autres, venus de tous les horizons… Chacun, en bon artisan, pour citer Ljiljana Matić, « – tout en gardant la culture et la tradition de sa patrie et sa mémoire, voire ses souvenirs et ses racines affectives – a utilisé ses nouvelles expériences et ses souvenirs étrangers pour produire son récit ».
On ne peut être que flattée d’être associée à ces écrivains migrants montréalais ayant adopté la langue française et qui, aux dires de Carmen Mata Barreiro, « colorent la langue de Montréal des accents d’un ailleurs, mémoire sonore et revendication du respect de l’altérité ».
[Ljubica Milićevića publié deux romans en français, Les Douze Jours de l’année (Les Intouchables, 2000) et Le Chemin des pierres (Leméac, 2002), ainsi qu’un récit pour enfants, Marina et Marina (Trois, 2002), qui est dans la sélection des meilleurs ouvrages « jeunesse » sur le thème de la paix de la Bibliothèque publique d’Ottawa. En 1995, elle a obtenu le prix de poésie Jérusalem 3000 et, en 1997, le prix de la Maryland State Library aux États-Unis.]
Velimir Mladenović
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