Porté par le dessin de Jean-Philippe Bramanti, qui construit visages et corps à partir d’un trait simple et d’un modelage complexe des couleurs et des ombres, ce récit graphique nous plonge dans les racines et la formation initiale d’un inventeur exceptionnel : on traverse les milieux des freak shows, de la foire du Wonderland and Temple Theatre (fondé en 1886), où pullulent les spectacles, les jeux d’optique, les illusions et les effets spéciaux de la fin du XIXe siècle, qui font partie de l’imaginaire et de l’œuvre de McCay.
Ce qui frappe ici, c’est la parenté de cette formation au dessin avec le niveau d’exigence des écoles d’art : dessin, trait, composition, perspective, travail d’après modèle, études sur le vif… Élève surdoué de John Goodison, le jeune dessinateur se confronte non seulement aux problèmes des volumes et des visages, mais doit affronter la notion de quatrième dimension, présentée comme défi mental par le professeur Hinton, mathématicien contemporain de McCay, lors d’une rencontre des deux hommes imaginée par Thierry Smolderen :
« Vous connaissez M. Descartes ? Avec deux coordonnées, on désigne n’importe quel point du tableau. / Il nous faudrait un degré de liberté supplémentaire pour évoluer dans la pièce. / Il se trouve que, dans notre espace, nous n’avons aucune difficulté à le trouver… / Avancez dans cette direction… Et nous voilà sortis de la prison du tableau, libres d’évoluer dans un espace à trois dimensions ! / Mais alors pourquoi ne pas chercher une quatrième dimension, perpendiculaire aux trois autres… / Et qui nous ouvre ainsi des horizons tout à fait inconnus et peut-être merveilleux ? »
Winsor McCay a déjà en lui, à cette époque, une capacité à dessiner dans un autre espace que l’espace académique : il improvise devant ses amis des compositions fantastiques qui détonnent dans les milieux du dessin artiste ou du dessin de presse. Cette biographie – ou, si l’on veut, ce biopic – est en ce sens d’un intérêt historique et pédagogique immédiat, qui touche aux motivations profondes qui conduisent un créateur vers le comic strip. Elle met parfaitement en valeur le « travail » de l’image et de l’imaginaire dans la formation du dessinateur et renvoie au très haut niveau d’exigence artistique qu’implique l’art de dessiner et de construire des mondes. La découverte traumatique de la quatrième dimension, réelle ou inventée par le scénariste, plonge le personnage de McCay dans un désarroi profond, une véritable crise cérébrale, qui change à jamais sa perception de la représentation et dont il mettra des années à se remettre.
Le retour à la création est alors d’une puissance redoutable : installé à Long Island, McCay, très prolifique, dessine les « rêves » de Nemo, ce petit garçon adorable et perdu dont on voit se développer, case après case, les récits oniriques, ouverts à toutes les dimensions, et qui tombe généralement au bas de son lit à la fin de la planche, transporté par l’émotion, le délire, la surprise. Mais la recherche graphique, architecturale, de McCay est permanente : il s’interroge sur certains effets nouveaux, explore toujours au-delà dans les décors (les architectures de McCay sont en elles-mêmes de vrais chefs-d’œuvre, de vrais personnages), les mouvements, la rythmique, les effets d’agrandissement, de changement d’échelle et de rupture d’espace : l’écriture du monde des rêves, chez lui, devient très vite un dessin en n dimensions, que Jean-Philippe Bramanti cite avec précision et dont il joue aussi dans ses propres mises en espace, suggérant des troubles spécifiques chez McCay. On suit ainsi la formation de l’auteur, étape par étape, ville par ville, où s’entremêlent des éléments réels, soigneusement documentés, et les scènes fantasmées, tout au long d’un thriller psychologique où apparaît l’idée du dessin comme médium d’une autre dimension de l’esprit.
« J’essaie de m’adresser à votre imagination, à votre intuition spatiale et visuelle… / […] Puisque nous savons que c’est à ce niveau-là que se situe la porte magique ! »
À ce régime, Jean-Philippe Bramanti et Thierry Smolderen ne pouvaient que basculer dans l’hyperespace fictionnel, ce qui donne lieu à des éléments fantastiques emboîtés assez vertigineux et à des sensations d’espace courbe déstabilisantes. De la même manière que le montreur de Gertie le dinosaure entrait dans son film, la conscience de McCay arpente les rivages et traverse, comme Alice, le miroir de la fiction qu’il a construite.
Le roman graphique, au défi de dire la vie du fondateur de cet art, parvient à élaborer, sous nos yeux, aux frontières de la folie, la déconstruction même des effets de la vue chez un des plus grands créateurs du XXe siècle.
Luc Vigier
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