« Ghost Money » ou de la manipulation des perceptions
Cette intégrale sent encore bon l’encre d’imprimerie, tout comme reste d’actualité son approche de la politique américaine depuis l’ère Bush, dont les travers se sont prolongés sous l’ère Obama et sous le règne erratique de Trump. Si les auteurs se disent inspirés directement par l’actualité et par les feuilletons, c’est bien dans une ambiance de série que se construit le propos, jouant sur cinq tomes des effets croisés de la science-fiction, du thriller d’espionnage et du film de guerre pour décrire un système de vérités stratifiées (ou de mensonges enchâssés, selon les cas) qui font entrer l’œil et l’esprit dans un teasing permanent. L’épigraphe terrifiante, attribuée à un conseiller de Dick Cheney et de George W. Bush, en dit long sur la complexité des enquêtes et sur la violence déployée par l’empire américain dans un espace qui fascine Thierry Smolderen depuis longtemps, celui de la manipulation de la pensée et de la représentation du monde :
« Les gens comme vous, dit le conseiller Karl Rove à un journaliste du New York Times en 2002, font partie de ce que nous appelons la communauté orientée-réalité. Vous croyez que les solutions émergent de l’étude judicieuse de la réalité perceptible. Mais ce n’est plus comme ça que le monde fonctionne. Nous sommes un empire maintenant, et quand nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et tandis que vous étudiez cette réalité – judicieusement, si vous voulez – nous agissons encore, en créant d’autres réalités, que vous pourrez à nouveau étudier, et c’est comme ça que les rôles se distribuent, désormais. Nous sommes les acteurs de l’Histoire, et vous, tous autant que vous êtes, il ne vous reste plus qu’à étudier ce que nous faisons. »
Le fil initial, qui va débobiner un réseau très dense de rumeurs, de masques, de contre-masques, de doubles-fonds, est la recherche, aux quatre coins du monde, du « trésor d’Al-Qaida ». Son financier présumé, Haddad, capturé et « interrogé » dans les centres antiterroristes de la CIA, donne, avant de mourir sous la torture, les premières informations permettant d’embrayer sur une tentative de démantèlement du réseau tout entier. Dans le contexte qui suit le 11-Septembre, et bien des années après, les soupçons pèsent sur la famille saoudienne de Ben Laden, sur les trafics boursiers qui précèdent immédiatement la destruction des tours jumelles, et le lecteur est plongé dans une ère généralisée du mensonge et de l’opacité.
L’œil, fortement sollicité à l’échelle de la planche, est aussi emporté très rapidement d’un univers à l’autre, et il y a, dans cette écriture scénaristique, un art de l’ellipse et du « cut » qui s’approche des techniques cinématographiques propres aux séries. On saute à un rythme soutenu des périodes temporelles importantes, ce qui nous conduit vers des dystopies d’anticipation particulièrement crédibles, parce qu’elles sont très proches de ce qui s’annonce aujourd’hui sur le plan de l’hypersurveillance urbaine et du terrorisme mondialisé. Le très beau personnage féminin de Chamza au tome I (riche dans des proportions délirantes, belle, intelligente, rapide, elle dont le véhicule high-tech est capable de se transformer en avion et qui ne vit que dans les plus beaux endroits du monde) sera l’autre grand axe, énigmatique, de cette quête.
Constamment pris dans les optiques de caméras, les personnages (nombreux) évoluent dans des fenêtres optiques qui pèsent sur chacun de leurs gestes. À plus d’un titre, Ghost Money étend sur cinq tomes et trois cents pages une forme de roman de la perception, du regard sur le regard et sur les « points de vue » inattendus, poussant la logique de l’espionnage jusqu’au bout de ses possibles techniques. Le dessin de Dominique Bertail, qui utilise toutes les techniques graphiques à sa disposition, générant des effets de texture et des décors particulièrement séduisants, s’empare du sujet avec la précision d’un designer et semble jubiler dans l’invention des formes (véhicules futuristes, paysages urbains, paysages naturels), tout comme dans la diffusion d’une érotisation discrète et rigoureuse des personnages. Il donne corps aux anticipations les plus sombres de Thierry Smolderen, qui aperçoit dans les technologies du futur (robotique, drones, intelligence artificielle, caméras embarquées) tout ce qui se prépare des « nouvelles réalités », dont le commentaire « judicieux » sera toujours en retard sur le cynisme mondialisé des grandes puissances.
En retard, les journalistes, peut-être, la bande dessinée, c’est moins certain : Ghost Money parle autant des vingt dernières années que de notre avenir immédiat.
Luc Vigier
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