Paul Jorion : Il y a deux types de personnes au monde : celles qui ont vu des films des frères Dardenne[1], et celles qui n’en ont pas vu. Celles qui n’en ont pas vu, j’ignore ce que pourrait leur apporter notre conversation, mais celles qui en ont vu, celles-là ne sont pas près d'en avoir oublié l’expérience. Pour préparer notre conversation, Luc, j’ai revu tous vos films. J’avais gardé pour la fin, non pas pour la fine bouche, mais plus simplement parce que je retardais volontairement le moment de le revoir : Rosetta (1999), j’avais vu au moment où il était sorti. Il m’a fallu vingt et un ans pour retrouver le courage de le voir à nouveau.
Je ne suis pas seul à dire de vos films qu’il y a en eux quelque chose d’insupportable, en raison de leur froide lucidité sur la nature humaine. Je revoyais la salle à Cannes en 1999, au moment où les prix étaient décernés : à Émilie Dequenne pour son interprétation du personnage de Rosetta, et à vous deux pour la réalisation. Ils sont nombreux à pleurer. Non pas d’attendrissement, mais par contagion de l’émotion qui se dégage du film. Et je dois vous avouer que, avant que nous entamions notre entretien, je me suis dit : « Fais attention à ne pas pleurer à l’évocation de certains de leurs films. » Si quelqu’un me disait : « Ah oui ! j’en ai vu un, mais je ne m’en souviens plus », je rétorquerais « Madame (ou monsieur), je ne vous crois pas, c’est que vous ne l’avez pas vu ».
L’époque que nous traversons est extraordinaire et, si nous la qualifions ainsi, c’est qu’il y a d’autres moments, la plupart, où nous avons le sentiment de vivre des temps ordinaires. La plupart d’entre nous avons connu « des hauts et des bas », priant que les bas prennent fin dès que possible. Mais ce que vos films nous rappellent, c’est qu’il en est parmi nous pour qui la vie est essentiellement faite de « bas ». En raison de leur dénuement, de la succession de drames ou de tragédies qui la caractérise. On répertorie ces personnes : on les appelle « marginales ». Pour elles, l’ordinaire quotidien est fait de notre extraordinaire.
Luc Dardenne : Oui, c’est-à-dire que le rapport entre l’extraordinaire et l’ordinaire, c’est un peu ce que l’on recherche. On filme des gens ordinaires. On essaye que nos cadres, notre lumière soient ordinaires, soient le moins stylisés possible même si c’est une forme de style de ne pas vouloir être stylisé. On essaye de prendre des gens ordinaires et de voir si, avec eux, avec elles, on peut filmer quelque chose, je dirais, d’extraordinaire. C’est ça un peu chaque fois. Et par exemple, quand on fait La Promesse (1996), qu’au départ on avait situé ça dans un milieu plus particulier, on s’est dit : « Non, on est en train de typer nos personnages. On est en train, d’une certaine façon, de les folkloriser, de les caricaturer, de les faire ressembler à eux-mêmes mais plus qu’à eux-mêmes », donc, on est revenus à des choses plus simples, plus ordinaires, mais pour raconter la même histoire de trahison d’un père et d’un fils, et d’un respect pour la personne plus fragile, une immigrée.
Et donc, c’est ça que nous recherchons. C’est toujours cela. Ce que j’espère, c’est qu’il y ait quelque chose d’extraordinaire qui se passe dans la réception de l’œuvre, du film. Ça, c’est autre chose. Ce n’est pas nous qui le maîtrisons, cela. Chaque spectateur est responsable un peu de la réception, même si l’œuvre l’est aussi. Là, je ne sais pas. Mais l’extraordinaire, c’est vrai que nous avons tous, dans notre histoire individuelle, des réceptions, des moments extraordinaires autour d’une œuvre d’art, ici, un film. Et cela tient à beaucoup de choses mais essentiellement, me semble-t-il, à l’intensité de l’œuvre : c’est elle qui permet cela, quelle que soit l’œuvre, quel que soit le genre auquel elle appartient. C’est possible avec un film policier, avec un film noir, avec un film d’aventures ou un drame.
P. J. : Un autre qualificatif qui vient souvent, c’est dire que, d’une certaine manière, vos films sont des documentaires. Vous avez commencé vos carrières en tant que documentaristes mais vous avez souvent exprimé une certaine frustration vis-à-vis de cette forme particulière. Et nous, spectateurs, avons le sentiment que vous êtes parvenus, par la fiction, à remédier à ce qui vous semblait précisément être la faiblesse du genre qu’est le documentaire.
L. D. : C'est-à-dire que nos documentaires, ce n’étaient pas des documentaires où on filmait des choses au présent : on filmait des reconstitutions de choses passées par interviews, par archives, par mouvements dans la réalité d’aujourd’hui, dans des paysages, des rues d’aujourd’hui mais pour renvoyer au passé. Donc nous n’étions pas dans le documentaire qui filme quelque chose qui se passe au présent. Mais nous nous sommes rendu compte, quand nous travaillions, que nous demandions beaucoup aux gens : « Faites ceci, faites cela, tournez-vous comme ça ! Non, non, restez comme ça ! » Nous parlions de manière un peu plus brève, bon. Et nous nous sommes dit : « Finalement, là, on met en scène des choses parce qu’on sent qu’on n’y arrive pas en les filmant telles qu’elles se présentent à la caméra », si je puis dire. Je pense que ça a joué dans le fait de passer à la fiction et que nous voulions aussi - je pense que c’est surtout ça - nous voulions filmer là où la caméra de documentaire s’arrête, c’est-à-dire quand quelqu’un meurt ou quand on prépare un meurtre. Si vous filmez un documentaire sur cette situation, normalement, vous posez votre caméra et vous allez secourir la personne qui va mourir ou, en tout cas, si vous n’en êtes pas capable, vous appelez l’ambulance ou bien, si vous filmez la préparation d’un meurtre, vous essayez de faire que ce meurtre n’ait pas lieu. Donc, comment aller filmer dans ces lieux où l’être humain existe et ne se manifeste pas tel qu’il existe, tel qu’il est caché, si je puis dire ? Ou bien, par exemple, comme les lieux de pouvoir. Ce ne sont pas des lieux où nous sommes allés, parce qu’un lieu de pouvoir, comme un conseil d’administration où sera décidé du licenciement de 5 000 personnes, vous n’aurez pas le droit d’y aller filmer. Donc, voilà, ça, ce sont des lieux où le documentaire n’a pas accès. Nous, ce qui nous intéressait, c’était le fait qu’il n’y ait pas accès à la préparation du meurtre. C’était ça aussi !
Je dirais alors que ce qu’on garde du documentaire, même si ce n’est pas le genre de documentaires que nous faisions, c’est que notre caméra, nous essayons qu’elle soit, disons, plus fragile, plus faible que la réalité, c’est-à-dire qu’on ne puisse pas penser que nous cadrons la réalité, que la réalité, par un effet toujours de dépassement, de débordement de ce qu’on veut cadrer, nous montre qu’elle est plus que le cadre, que le film a déjà commencé hors du cadre. Et c’est pour ça qu’un critique anglais nous a dit un jour : « Avec vos films, les Dardenne, j’ai l’impression que, quand j’arrive - même si je suis à l’heure évidemment - les lumières s’éteignent, le film commence, j’ai l’impression d’avoir raté une bonne partie ! ». Et c’est vrai que nous cachons beaucoup. Mettre en scène, finalement, c’est ça : qu’est-ce que je montre ? qu’est-ce que je cache ?
Et donc, nous cachons beaucoup : c’est une manière de dire que notre caméra est « en retard ». Et que nous sommes à la mauvaise place. Pour que justement le spectateur sente que la réalité que nous filmons lui résiste, et ça, ça donne un côté document, un côté réel, un effet de réel, qu’on n’aurait pas autrement. Donc on est dans la fiction mais avec le regard du documentariste et aussi, si je puis dire, en même temps documentée : tous nos films nécessitent un travail d’enquête préalable, de recherche. Nous avons nos informateurs un peu partout, qui changent au fil des années puisque les gens quittent leur boulot. Par exemple, on préparait Le Silence de Lorna (2008) et j’ignorais tout à fait que, quand on veut faire un emprunt bancaire dans une banque européenne, on est obligé d’être européen, sauf évidemment pour un certain nombre de gens richissimes : pour elles il y a des solutions. Mais je parle du quidam, de l’homme ordinaire. Et ça, nous nous sommes dit : « Tiens, mais voilà : notre personnage, qui n’est pas Européen, voudrait acheter quelque chose, ne peut pas obtenir l’emprunt, donc il doit devenir belge et hop, et voilà : un récit commence avec ce détail de la vie réelle. »
P. J. : Une autre expression qu’on entend souvent à propos de votre cinéma : « C’est un film d’artisans ! » D’artisans plutôt que de professionnels, et quand on entend ce mot « artisan », on pense évidemment à Olivier Gourmet dans Le Fils (2002), où on le voit, et nous, spectateurs, nous aurions envie de le voir faire encore davantage de menuiserie, tellement la caméra se passionne, et nous aussi du coup, pour ce qu’il enseigne à ces enfants. Nous sommes là : fascinés par cette vocation qu’est l’enseignement à l'œuvre.
Autre chose à mettre en rapport avec cette notion d’artisanat, c’est cette remarque de Marion Cotillard quand elle est interviewée à propos de Deux jours, une nuit (2014). Elle vous oppose aux autres réalisateurs quand elle dit : « Ils nous parlent tout le temps des spectateurs », en ajoutant : « Les autres réalisateurs, pendant tout le tournage d’un film, ne vous parlent jamais des spectateurs. »
L. D. : L’artisanat, c’est dans le fait que nous faisons tout nous mêmes : l’écriture du scénario, le repérage des décors, le casting et aussi, quand les décors sont choisis, avec notre caméra, nous allons filmer à l’intérieur, une petite caméra vidéo, mon frère et moi, et nous faisons les mouvements nous-mêmes : « Tiens, la caméra pourrait faire ça. L’acteur ferait ceci. Il se baisse, il se lève, il tombe puis il se relève. » Et on cherche. On débroussaille le terrain. On malaxe la matière, si je puis dire. Et puis, après, avec les acteurs, pendant un mois et demi, deux mois, on répète avec notre caméra vidéo, dans les vrais décors, que le décorateur aura un peu modifiés, en fonction de nos premiers repérages, nos premiers « tournages » sans encore les acteurs.
Après, le chef décorateur est très important, il est avec nous et nous lui disons : « Attention, là, on aimerait un couloir. Là, on aimerait que tu mettes un petit mur, on aimerait que la porte s’ouvre comme ça et pas dans l’autre sens », donc on change de côté les charnières de la porte. Il y a un vrai travail précis avec lui et son équipe. Un de nos principes, c’est de dire : « Ce n’est pas la technique qui invite les acteurs mais ce sont les acteurs qui invitent la technique. » Nous sommes là avec des acteurs avec qui nous avons répété pendant un mois et demi. Nous leur montrons le plan qu’on va essayer de faire. La technique regarde et essaye de s’adapter à ce qu’on essaye de faire sans rien, nous, imposer, parce que ça, ce fut pour nous une expérience infernale sur un film précédent où le chef opérateur nous disait : « Non, pas ça. Ça, ce n’est pas possible. Ça va être très difficile, ça. Ah non, pas ça ! » Et ça, c’est insupportable !
P. J. : On a effectivement ce sentiment que la caméra est toujours un peu en retard, tellement nous, spectateurs, sommes dans le sillage immédiat des personnages. Certaines scènes sont de véritables chorégraphies, de ce point de vue. Dans Rosetta, la scène initiale de poursuite, où nous sommes effectivement toujours en retard de 30 cm par rapport à ce que nous voudrions voir… Autre extraordinaire chorégraphie : le coup de foudre dans Le Gamin au vélo (2011), cette course de Cyril, le gamin, qui tente d’échapper à ses poursuivants en se réfugiant dans un cabinet médical où, simplement pour s’accrocher à quelque chose, il va enlacer cette femme qui se trouve juste être là, mais qui du coup tombera amoureuse de lui. Cette embrassade entre cet enfant aux abois et cette adulte, c’est tout à fait extraordinaire. Votre capacité de produire de l’art en faisant semblant que ce n’est que du pur artisanat, est époustouflante.
L. D. : C’est ça : l’émotion doit être retenue. Avec notre caméra, nous ne pouvons pas être dans la pornographie émotionnelle. Nous pouvons bouger quand nous sentons que ce serait trop. On recule avec la caméra, on se met dans la nuque du personnage, on le met de dos. Chez nous, les dos jouent un rôle important. On a découvert ça en travaillant en fait, justement, par rapport à cette retenue des émotions : vu que le spectateur est dans une situation de projection, il formule une hypothèse. Il n’est pas là, sidéré par l’émotion. Non : il est lui-même. Il y participe en cherchant à la comprendre, à la vivre avec le personnage, et ça, c’est tout un travail que l’on découvre : ce sont des formes, des cadres que l’on trouve à force de travailler.
P. J. : Luc Dardenne, merci d’avoir parlé des films des frères Dardenne en votre nom propre, des films qui nous font si mal au moment de les voir et tant de bien quand on y repense plus tard.
L. D. : Des larmes chaudes.
[1] Jean-Pierre et Luc.
Paul Jorion
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