« Nous ne pouvons pas être dans la pornographie émotionnelle ». Entretien avec Luc Dardenne

Article publié dans le n°1229 (02 oct. 2020) de Quinzaines

Lauréats de deux Palmes d'or et de nombreuses autres distinctions, les cinéastes belges Jean-Pierre et Luc Dardenne recevront le prix Lumière à Lyon le 16 octobre prochain. À cette occasion, Paul Jorion s'est entretenu avec l'un des deux frères…
Lauréats de deux Palmes d'or et de nombreuses autres distinctions, les cinéastes belges Jean-Pierre et Luc Dardenne recevront le prix Lumière à Lyon le 16 octobre prochain. À cette occasion, Paul Jorion s'est entretenu avec l'un des deux frères…

Paul Jorion : Il y a deux types de personnes au monde : celles qui ont vu des films des frères Dardenne[1], et celles qui nen ont pas vu. Celles qui nen ont pas vu, j’ignore ce que pourrait leur apporter notre conversation, mais celles qui en ont vu, celles-là ne sont pas près d'en avoir oublié lexpérience. Pour préparer notre conversation, Luc, jai revu tous vos films. Javais gardé pour la fin, non pas pour la fine bouche, mais plus simplement parce que je retardais volontairement le moment de le revoir : Rosetta (1999), javais vu au moment où il était sorti. Il ma fallu vingt et un ans pour retrouver le courage de le voir à nouveau. 

Je ne suis pas seul à dire de vos films qu’il y a en eux quelque chose d’insupportable, en raison de leur froide lucidité sur la nature humaine. Je revoyais la salle à Cannes en 1999, au moment où les prix étaient décernés : à Émilie Dequenne pour son interprétation du personnage de Rosetta, et à vous deux pour la réalisation. Ils sont nombreux à pleurer. Non pas d’attendrissement, mais par contagion de l’émotion qui se dégage du film. Et je dois vous avouer que, avant que nous entamions notre entretien, je me suis dit : « Fais attention à ne pas pleurer à l’évocation de certains de leurs films. » Si quelqu’un me disait : « Ah oui ! j’en ai vu un, mais je ne m’en souviens plus », je rétorquerais « Madame (ou monsieur), je ne vous crois pas, c’est que vous ne lavez pas vu ».

L’époque que nous traversons est extraordinaire et, si nous la qualifions ainsi, c’est qu’il y a d’autres moments, la plupart, où nous avons le sentiment de vivre des temps ordinaires. La plupart d’entre nous avons connu « des hauts et des bas », priant que les bas prennent fin dès que possible. Mais ce que vos films nous rappellent, c’est quil en est parmi nous pour qui la vie est essentiellement faite de « bas ». En raison de leur dénuement, de la succession de drames ou de tragédies qui la caractérise. On répertorie ces personnes : on les appelle « marginales ». Pour elles, l’ordinaire quotidien est fait de notre extraordinaire.

Luc Dardenne : Oui, cest-à-dire que le rapport entre lextraordinaire et lordinaire, cest un peu ce que lon recherche. On filme des gens ordinaires. On essaye que nos cadres, notre lumière soient ordinaires, soient le moins stylisés possible même si cest une forme de style de ne pas vouloir être stylisé. On essaye de prendre des gens ordinaires et de voir si, avec eux, avec elles, on peut filmer quelque chose, je dirais, dextraordinaire. Cest ça un peu chaque fois. Et par exemple, quand on fait La Promesse (1996), quau départ on avait situé ça dans un milieu plus particulier, on sest dit : « Non, on est en train de typer nos personnages. On est en train, dune certaine façon, de les folkloriser, de les caricaturer, de les faire ressembler à eux-mêmes mais plus qu’à eux-mêmes », donc, on est revenus à des choses plus simples, plus ordinaires, mais pour raconter la même histoire de trahison dun père et dun fils, et dun respect pour la personne plus fragile, une immigrée.

Et donc, cest ça que nous recherchons. Cest toujours cela. Ce que jespère, cest quil y ait quelque chose dextraordinaire qui se passe dans la réception de l’œuvre, du film. Ça, cest autre chose. Ce nest pas nous qui le maîtrisons, cela. Chaque spectateur est responsable un peu de la réception, même si l’œuvre lest aussi. Là, je ne sais pas. Mais lextraordinaire, cest vrai que nous avons tous, dans notre histoire individuelle, des réceptions, des moments extraordinaires autour d’une œuvre dart, ici, un film. Et cela tient à beaucoup de choses mais essentiellement, me semble-t-il, à lintensité de l’œuvre : c’est elle qui permet cela, quelle que soit l’œuvre, quel que soit le genre auquel elle appartient. Cest possible avec un film policier, avec un film noir, avec un film daventures ou un drame.

P. J. : Un autre qualificatif qui vient souvent, cest dire que, d’une certaine manière, vos films sont des documentaires. Vous avez commencé vos carrières en tant que documentaristes mais vous avez souvent exprimé une certaine frustration vis-à-vis de cette forme particulière. Et nous, spectateurs, avons le sentiment que vous êtes parvenus, par la fiction, à remédier à ce qui vous semblait précisément être la faiblesse du genre quest le documentaire.

L. D. : C'est-à-dire que nos documentaires, ce n’étaient pas des documentaires où on filmait des choses au présent : on filmait des reconstitutions de choses passées par interviews, par archives, par mouvements dans la réalité daujourdhui, dans des paysages, des rues daujourdhui mais pour renvoyer au passé. Donc nous n’étions pas dans le documentaire qui filme quelque chose qui se passe au présent. Mais nous nous sommes rendu compte, quand nous travaillions, que nous demandions beaucoup aux gens : « Faites ceci, faites cela, tournez-vous comme ça ! Non, non, restez comme ça ! » Nous parlions de manière un peu plus brève, bon. Et nous nous sommes dit : « Finalement, là, on met en scène des choses parce quon sent quon ny arrive pas en les filmant telles quelles se présentent à la caméra », si je puis dire. Je pense que ça a joué dans le fait de passer à la fiction et que nous voulions aussi - je pense que cest surtout ça - nous voulions filmer là où la caméra de documentaire sarrête, cest-à-dire quand quelquun meurt ou quand on prépare un meurtre. Si vous filmez un documentaire sur cette situation, normalement, vous posez votre caméra et vous allez secourir la personne qui va mourir ou, en tout cas, si vous nen êtes pas capable, vous appelez lambulance ou bien, si vous filmez la préparation dun meurtre, vous essayez de faire que ce meurtre nait pas lieu. Donc, comment aller filmer dans ces lieux où l’être humain existe et ne se manifeste pas tel quil existe, tel quil est caché, si je puis dire ? Ou bien, par exemple, comme les lieux de pouvoir. Ce ne sont pas des lieux où nous sommes allés, parce qu’un lieu de pouvoir, comme un conseil dadministration où sera décidé du licenciement de 5 000 personnes, vous naurez pas le droit d’y aller filmer. Donc, voilà, ça, ce sont des lieux où le documentaire na pas accès. Nous, ce qui nous intéressait, c’était le fait quil ny ait pas accès à la préparation du meurtre. C’était ça aussi !
Je dirais alors que ce quon garde du documentaire, même si ce nest pas le genre de documentaires que nous faisions, cest que notre caméra, nous essayons quelle soit, disons, plus fragile, plus faible que la réalité, cest-à-dire quon ne puisse pas penser que nous cadrons la réalité, que la réalité, par un effet toujours de dépassement, de débordement de ce quon veut cadrer, nous montre quelle est plus que le cadre, que le film a déjà commencé hors du cadre. Et cest pour ça qu’un critique anglais nous a dit un jour : « Avec vos films, les Dardenne, jai limpression que, quand jarrive - même si je suis à lheure évidemment - les lumières s’éteignent, le film commence, jai limpression davoir raté une bonne partie ! ». Et cest vrai que nous cachons beaucoup. Mettre en scène, finalement, cest ça : quest-ce que je montre ? quest-ce que je cache ?

Et donc, nous cachons beaucoup : cest une manière de dire que notre caméra est « en retard ». Et que nous sommes à la mauvaise place. Pour que justement le spectateur sente que la réalité que nous filmons lui résiste, et ça, ça donne un côté document, un côté réel, un effet de réel, quon naurait pas autrement. Donc on est dans la fiction mais avec le regard du documentariste et aussi, si je puis dire, en même temps documentée : tous nos films nécessitent un travail denquête préalable, de recherche. Nous avons nos informateurs un peu partout, qui changent au fil des années puisque les gens quittent leur boulot. Par exemple, on préparait Le Silence de Lorna (2008) et jignorais tout à fait que, quand on veut faire un emprunt bancaire dans une banque européenne, on est obligé d’être européen, sauf évidemment pour un certain nombre de gens richissimes : pour elles il y a des solutions. Mais je parle du quidam, de lhomme ordinaire. Et ça, nous nous sommes dit : « Tiens, mais voilà : notre personnage, qui nest pas Européen, voudrait acheter quelque chose, ne peut pas obtenir lemprunt, donc il doit devenir belge et hop, et voilà : un récit commence avec ce détail de la vie réelle. »

P. J. : Une autre expression quon entend souvent à propos de votre cinéma : « Cest un film dartisans ! » Dartisans plutôt que de professionnels, et quand on entend ce mot « artisan », on pense évidemment à Olivier Gourmet dans Le Fils (2002), où on le voit, et nous, spectateurs, nous aurions envie de le voir faire encore davantage de menuiserie, tellement la caméra se passionne, et nous aussi du coup, pour ce quil enseigne à ces enfants. Nous sommes là : fascinés par cette vocation qu’est lenseignement à l'œuvre.

Autre chose à mettre en rapport avec cette notion dartisanat, cest cette remarque de Marion Cotillard quand elle est interviewée à propos de Deux jours, une nuit (2014). Elle vous oppose aux autres réalisateurs quand elle dit : « Ils nous parlent tout le temps des spectateurs », en ajoutant : « Les autres réalisateurs, pendant tout le tournage dun film, ne vous parlent jamais des spectateurs. »

L. D. : Lartisanat, cest dans le fait que nous faisons tout nous mêmes : l’écriture du scénario, le repérage des décors, le casting et aussi, quand les décors sont choisis, avec notre caméra, nous allons filmer à lintérieur, une petite caméra vidéo, mon frère et moi, et nous faisons les mouvements nous-mêmes : « Tiens, la caméra pourrait faire ça. Lacteur ferait ceci. Il se baisse, il se lève, il tombe puis il se relève. » Et on cherche. On débroussaille le terrain. On malaxe la matière, si je puis dire. Et puis, après, avec les acteurs, pendant un mois et demi, deux mois, on répète avec notre caméra vidéo, dans les vrais décors, que le décorateur aura un peu modifiés, en fonction de nos premiers repérages, nos premiers « tournages » sans encore les acteurs.

Après, le chef décorateur est très important, il est avec nous et nous lui disons : « Attention, là, on aimerait un couloir. Là, on aimerait que tu mettes un petit mur, on aimerait que la porte souvre comme ça et pas dans lautre sens », donc on change de côté les charnières de la porte. Il y a un vrai travail précis avec lui et son équipe. Un de nos principes, cest de dire : « Ce nest pas la technique qui invite les acteurs mais ce sont les acteurs qui invitent la technique. » Nous sommes là avec des acteurs avec qui nous avons répété pendant un mois et demi. Nous leur montrons le plan quon va essayer de faire. La technique regarde et essaye de sadapter à ce quon essaye de faire sans rien, nous, imposer, parce que ça, ce fut pour nous une expérience infernale sur un film précédent où le chef opérateur nous disait : « Non, pas ça. Ça, ce nest pas possible. Ça va être très difficile, ça. Ah non, pas ça ! » Et ça, cest insupportable !

P. J. : On a effectivement ce sentiment que la caméra est toujours un peu en retard, tellement nous, spectateurs, sommes dans le sillage immédiat des personnages. Certaines scènes sont de véritables chorégraphies, de ce point de vue. Dans Rosetta, la scène initiale de poursuite, où nous sommes effectivement toujours en retard de 30 cm par rapport à ce que nous voudrions voir… Autre extraordinaire chorégraphie : le coup de foudre dans Le Gamin au vélo (2011), cette course de Cyril, le gamin, qui tente d’échapper à ses poursuivants en se réfugiant dans un cabinet médical où, simplement pour s’accrocher à quelque chose, il va enlacer cette femme qui se trouve juste être là, mais qui du coup tombera amoureuse de lui. Cette embrassade entre cet enfant aux abois et cette adulte, cest tout à fait extraordinaire. Votre capacité de produire de lart en faisant semblant que ce nest que du pur artisanat, est époustouflante.

L. D. : C’est ça : l’émotion doit être retenue. Avec notre caméra, nous ne pouvons pas être dans la pornographie émotionnelle. Nous pouvons bouger quand nous sentons que ce serait trop. On recule avec la caméra, on se met dans la nuque du personnage, on le met de dos. Chez nous, les dos jouent un rôle important. On a découvert ça en travaillant en fait, justement, par rapport à cette retenue des émotions : vu que le spectateur est dans une situation de projection, il formule une hypothèse. Il nest pas là, sidéré par l’émotion. Non : il est lui-même. Il y participe en cherchant à la comprendre, à la vivre avec le personnage, et ça, cest tout un travail que lon découvre : ce sont des formes, des cadres que lon trouve à force de travailler.

P. J. : Luc Dardenne, merci d’avoir parlé des films des frères Dardenne en votre nom propre, des films qui nous font si mal au moment de les voir et tant de bien quand on y repense plus tard. 

L. D. : Des larmes chaudes.

[1] Jean-Pierre et Luc.

Paul Jorion

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