Isabelle Lévesque : Après Rousseau dort tranquille (L’Herbe qui tremble, 2017), recueil de poèmes accompagnés de dessins de Denis Pouppeville, voici que vous publiez un grand livre où c’est vous qui accompagnez et nous présentez l’œuvre de ce peintre. Pourriez-vous nous raconter votre rencontre et ce qui fait votre proximité ?
Jean-Luc Despax : J’ai rencontré Denis Pouppeville à l’occasion de la parution de mon livre de poèmes : Rousseau dort tranquille. Denis l’avait illustré de plusieurs de ses dessins. Ce fut la première rencontre, esthétique, avant de donner l’imprimatur. Ces jeunes femmes accortes qui se promenaient au milieu des voiliers me surprenaient un peu. Je ne me souvenais pas d’avoir mis tant d’érotisme dans mes pages. C’était la couverture qui m’interpellait le plus. J’en ai parlé dans La Joie des profondeurs. Qu’est-ce que c’était que ce type à la casquette à l’envers, attaché à un poteau par un ruban et comme tenu par un mors dans la bouche ? Il m’a fallu un livre entier avant de comprendre qu’un poisson s’était glissé dans les habits du personnage et que ce poisson m’avait ferré sans que je fusse un bourrin. Mon éditeur, Thierry Chauveau, m’avait proposé d’écrire une courte présentation du peintre à la fin du Rousseau. Et j’ai commencé l’essai à cet endroit, au fond. Ensuite, il y eut les petits verres de blanc dans l’atelier, les discussions à pinceau et plume rompus, les rires, le projet un peu fou de ce livre qui l’est plus encore, je l’espère, jusqu’au vortex. Ce qui fait ma proximité avec Denis ? Un regard amusé mais sérieux sur la vie, aussi une exigence artistique qui relève de notre travail inlassable dans nos domaines respectifs. Une curiosité, encyclopédique comme gamine, qui ne révère pas les dernières modes mais n’oublie pas de les interroger. Tous deux, nous refusons de tricher. C’est parfois frustrant quand la médiatisation nous boude radicalement, pourtant nous ne basculerons jamais dans l’aigreur. Le hareng n’en sort pas grandi.
IL : Le livre est très précisément organisé : dix chapitres commençant par un texte introductif suivi de reproductions de peintures, chacune d’entre elles étant accompagnée d’un texte. Chacun des chapitres est thématique, sauf le dernier qui forme une conclusion. Si vous donnez bien quelques éléments biographiques, l’ensemble n’est absolument pas chronologique. D’ailleurs, sur les 50 peintures reproduites, seules 8 datent d’avant 2000, et 30 datent de 2016-2017. Pourquoi ce choix des peintures récentes ? Et quel a été votre objectif dans ce projet ?
JLD : Le parti pris entre Thierry Chauveau, Denis et moi, c’est que Denis effectuerait le choix des tableaux et des dessins. Lui seul sait, ou pas, pourquoi il a fait ce choix. Que les œuvres soient récentes est compréhensible. Un créateur, me semble-t-il, croit avant tout à ce qu’il vient de faire, à la route qu’il est en train de frayer. Si Denis Pouppeville attendait un retour de ma part, c’était pour éclairer les abysses les plus récents, loin de la moindre faille temporelle. Mon objectif était de comprendre pourquoi j’avais été interloqué, rendre loquace ma stupeur, faire parler mon approche critique. Laisser dériver mon intuition poétique d’un univers farouche sous des dehors badins, lumineux sous le faux sanguinolent. Opérer sur plus de 50 tableaux ce que j’avais fait pour quelques dessins. Rendre la politesse sur la durée, en liant peinture et poésie.
IL : Les textes qui accompagnent les peintures sont extrêmement composites : description, explication, récit, analyse, jeux de mots, poème, histoire de l’art… Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont vous les avez conçus, sur votre manière de les écrire ? Correspond-elle à ce projet précis ou à votre manière d’envisager l’écriture, comme un mélange de formes et de registres ?
JLD : Pour chaque journée d’écriture, je cherchais le tableau dans lequel j’avais envie d’entrer. Je disposais des micro-reproductions des magnifiques photographies prises par Jérôme Combe dans l’atelier du peintre. Envie d’entrer ou de plonger d’ailleurs, que ce soit dans les grands fonds, parmi les plumes du bordel ou sur l’étal du poissonnier, à pleines mains dans la glace, une fois vérifiée la fraîcheur de l’œil rond. Je laissais faire mon œil à moi et le clavier assurait l’intendance. Puis le texte, son esquisse, dialoguait avec un élément du tableau. Sans doute s’étaient-ils reconnus dans mon propre inconscient. Je procédais dans les grands fonds du sens. Tout devait servir d’éclairage, et d’appareillage, pourvu que l’expédition sémiotique fût honnête. Elle l’était, sinon pourquoi l’affréter ? Au service de quel ensemble le détail se portait-il ? Répondre jusqu’au bout était impossible, mes poumons auraient explosé dans mon bathyscaphe, je serais resté dans les grands fonds du pas de forme. Tableau après tableau, je me disais qu’il y avait un sens à ce voyage. Une compagnie maritime secrète, peut-être, avait orchestré le tout ? Plausible. Je répondais à ma propre commande aussi. Démontrer qu’il existe un calembour visuel. Que le signifiant ne déserte ni le support ni la surface. Qu’il y a un inconscient de peintre programmant sa biographie, mais que cet inconscient est par définition irréductible, indiscernable, inarrêtable, qu’il vous glisse dans les mains comme une ablette. Je suis un marin d’eau douce et un poète d’eaux salées, à la Bosquet. Je pouvais tutoyer cet inconscient. Le sien. Le mien, enfin. Ce qui m’intéresse en poésie, de plus en plus : l’inconscient qui se manifeste par un jeu de mots mais parce qu’il y consent, pas de lapsus calamar. Tremblement du texte qui n’est pas seulement un jeu sur les mots. Les formes et les registres dont vous parlez, c’est la boîte à outils la plus complète possible, la sacoche, la palette, le labyrinthe, le « fuir en trouvant une arme » deleuzien.
IL : Les jeux de mots prennent une grande place dans ce que vous écrivez. Ce sont parfois des calembours, surtout pour rire (c’est déjà important !) : « L’homme est un Louvre pour l’homme. » Mais parfois aussi ils semblent se rapprocher des explications psychanalytiques. Ainsi vous jouez beaucoup sur le patronyme du peintre : la poupe du bateau, le poulpe… À propos d’une peinture, vous dites que « [l]a ville est vue par la poupe ». Vous retrouvez dans les peintures les motifs paternels à travers tout ce qui est maritime puisque son père était marin (terre-neuvas) : donc les bateaux, les poissons… Quant à la mère, elle est présente par les chapeaux, puisqu’elle était modiste, mais aussi bien sûr par certaines images de femmes. De Pouppeville, vous passez à Puppenspiel (théâtre de marionnettes), d’où l’importance des masques, puis de la « psyché double »… Approchez-vous ainsi de la psychocritique à la Charles Mauron ou Anne Clancier ?
JLD : Ce sont les risques de l’interprétation, mais je pense qu’un nom peut être programmatique, qu’il peut peindre ou écrire un destin. Il y a presque un fatum de l’onomastique à mon sens. Peut-être suis-je prêt à verser dans la kabbale ? Je ne peux pas dire que je me suis inspiré de Charles Mauron. J’ai beaucoup travaillé sur Mallarmé et je n’ai guère été convaincu par sa psychocritique du poète. J’ai un immense respect pour le travail d’Anne Clancier et suis particulièrement intéressé par sa notion de « contre-texte », comme on dit « contre-transfert ». De fait, l’inconscient de Denis m’a fortement impacté, violemment à l’occasion, mais mon texte s’élaborait aussi comme une échappatoire. On est écrivain où on ne l’est pas. On trouve l’exit avant d’écrire le the end. Mes sources d’inspiration sont autres. Je fréquente le travail des lacaniens, notamment depuis un colloque de Cerisy sur Jean Bollack auquel j’ai participé il y a dix ans[1]. Autre source, un article récent de Michèle Aquien dans Zone sensible, la revue de feue la Biennale du Val-de-Marne (je faisais partie du comité de rédaction). Elle disait qu’il y a une différence infime, à interroger, entre les propos d’un pur délirant et la poésie de Saint-John Perse. Cela ne ressemble-t-il pas aux délicates craquelures que l’on trouve sur les parois ou les grands fonds pouppevilliens ?
IL : Vous montrez bien comment Denis Pouppeville se retrouve dans le Gilles de Watteau et votre lecture du tableau de ce dernier est très éclairante. Nous trouvons d’ailleurs reproduit en couverture une sorte d’autoportrait (imaginaire) intitulé Moi en Gilles. Votre titre, La Joie des profondeurs, ne correspond-il pas exactement à ce que montre et dit cette peinture ?
JLD : Oui, vous avez raison. Sous le masque, derrière les yeux éteints, figurés ou pas, de l’imbécile, qui en fait est le plus sûr des philosophes, derrière et tout au fond il y a la joie des profondeurs. La joie du contemplatif de sa terra incognita, sous-marine qui plus est. Contemplé le contemplatif, matant les spectateurs en sachant que peindre n’est qu’une confiance aveugle, jusqu’à s’énucléer, dans le travail de la main qui figurativement s’ampute d’elle-même pour signer le tableau, comment ? Cette main, c’est tout le corps. Le corps, c’est l’œil de l’esprit. L’œil, c’est Gygès et sans jamais gésir. Durant nos entretiens, Denis m’a souvent et longuement parlé de sa fascination pour le Gilles de Watteau. Tellement bien en fait que j’ai fait le pèlerinage au Louvre, puis l’enquête approfondie, ne m’en tenant pas, entre autres, au seul Sollers. J’étais enthousiaste à l’idée d’avoir fait quelques petites découvertes. Gagné par la fièvre du Gilles. Thierry Chauveau a bien fait de choisir Moi en Gilles pour la couverture du livre. Si le lecteur se demande où est Denis Pouppeville, c’est bien sous cette espèce de frontispice. Quant à moi, je me cache derrière des jeux de mots faussement bêtes parce qu’ils sont vraiment idiots. C’est un idéal philosophique non solipsiste. Donc : larvatus prodeo.
IL : La plupart des peintures portent un titre. Peut-on toujours lui faire confiance ?
JLD : On ne peut pas faire confiance à un titre, pas plus qu’à un texte, et ce depuis au moins L’Ère du soupçon de Nathalie Sarraute. Mais c’est amusant et stimulant de voir si c’est un pont aux ânes, un nuage de fumée, une mystification pétaradante ou une antiphrase qu’il n’y aurait plus qu’à remonter dans le bon sens. Je crois tout de même que les titres ici, dans leur verve satirique, servent honnêtement le projet des tableaux. Mes titres préférés restant les Sans titre. Ce sont les plus illustrables.
IL : À propos de la peinture Le Tigre mondain, vous écrivez que le peintre « trouvait l’équivalent pictural de jeux de mots effrénés ». Avez-vous voulu parfois procéder à l’opération inverse ? Est-ce vraiment possible ?
JLD : L’équivalent littéraire d’un tableau endiablé ? Chimérique en effet. Et pourtant… On peut faire l’hypothèse suivante : dans un texte, il n’est pas que du son transcrit ou de la parole muette. Les motifs ne relèvent pas uniquement de thèmes que l’on peut classer en chapitres, de champs lexicaux ou sémantiques qui trouveraient un écho cognitif chez le lecteur. On a affaire à la page, à des blocs chus de l’immémoriale règle tabulaire. Le texte peut dessiner quelque chose qui n’a rien à voir avec le calligramme, pas davantage avec la partition cryptée d’une ritournelle. Il dessine le portrait d’un inconscient qui ne se livre pas mais dont on peut percevoir la saillance des signifiants. Oral caché dans l’écrit, donc, et qui hurle… ce qu’il sait et veut, à l’inverse de nous. Dès lors, l’écrit est un masque, perçu ou pas. La page est une grille où quelques mots sont en réseau et se parlent. Pêche miraculeuse alors que la visée de l’œil a fait le travail. Allégorie halieutique. On a jeté un filet pour ramener quelque chose du banc de poissons. Démarche critique. Un texte se faisant oublier gît dans le texte qui ne veut rien en savoir. Par visée souterraine, inconscient d’ondes sonores, jeu herméneutique avec peu d’indices, qui constituent la véritable trame. Il faudrait aussi théoriser avec le secours phénoménologique de Merleau-Ponty. Il n’y a dès lors qu’une différence opératoire entre une page et une toile. Elles utilisent le même sonar pour détecter ce qui sourd, et nous indiquent où l’on pourrait se le procurer, ce sonar, pour signifier ce qui pulse dans le texte ou la toile et par là, c’est le voyage qu’il faut partager, à la recherche de ce qui vibre en nous. Soit l’homme sous le masque de la toile ou de la page. Et derrière l’homme, car Pouppeville ne se résout pas à sa disparition foucaldienne, il y a toute l’histoire de la peinture ou de la littérature. Ne pas oublier, et là je songe au regretté Henri Meschonnic, le dialogue éternel avec les étoiles, leur rythme, que rien n’interrompra, quel que soit leur âge. Affaire de lumière qui perce jusqu’au fond des eaux, bien plus profond que là où l’on sauva Boudu.
IL : Selon vous, que nous apporte la peinture de Denis Pouppeville ?
JLD : Sa peinture nous hameçonne, nous « âme sonne », nous entraîne sous l’eau ou dans un bal échevelé. Il y a une gêne souvent mais elle se dissipe vite, car pas l’ombre d’un sadisme ici, ni même d’une méchanceté. On réfléchit, mais pas comme un touriste dans un musée. On réfléchit le mystère de l’Être que nous ne cessons de dénier et cela fait sur notre visage comme un vent frais qui donne envie de prendre le large, format XXL. Sa peinture constitue un exploit de plus : un sourire entendu, mais jusqu’au fond des océans. Et c’est le rire partagé avant que les eaux ne se fendent la poire. Liqueur des choses, quoi.
IL : Dans quelle rubrique faudra-t-il parler de votre livre ? Poésie ? Monographie ? Essai ?
JLD : J’ai participé aux 87 numéros d’un mensuel de poésie dirigé par André Parinaud : Aujourd’hui poème. Quelle aventure ! J’y forgeai librement, et dans l’admiration pour mes aînés, mes armes critiques. Il y avait une devise sous le titre. Une phrase de Baudelaire : « Je considère le poète comme le meilleur de tous les critiques. » C’est dans L’Art romantique. Je pourrais dire « essai », pour répondre à votre question. Par les jours de grand vent, essai psychanalytique, ou de psychocritique, comme vous le suggériez. Je vais choisir la fausse modestie. C’est de la critique artiste. Il faut redonner ses lettres de noblesse à la critique artiste, elles sont en fait, ces lettres, psychologiquement et sociologiquement, et n’en déplaise à la doxa historiographique, démocratiques.
[1]. Voir Christoph König et Heinz Wismann (dir.), La lecture insistante. Autour de Jean Bollack, actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées », 2011.
[Denis Pouppeville est né en 1947 au Havre d’une mère modiste et d’un père marin pêcheur. Il fut élève à l’École des beaux-arts du Havre, puis à celle de Paris. En 1977, sa rencontre avec Jean-Pierre Desclozeaux lui permet de réaliser de nombreux dessins pour la presse. Il participe à l’aventure de la revue Le fou parle, où il côtoie Roland Topor et d’autres artistes du groupe Panique, ainsi que Reiser. Il dessine aussi pour Le Monde, L’Express, Le Magazine littéraire… Il a enseigné à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris et à l’École des beaux-arts d’Amiens. Il a accompagné de ses dessins de nombreux écrivains : Jarry, Jules Renard, Gilbert Lascault, Lionel Bourg, André Pieyre de Mandiargues et bien d’autres.]
[Le poète et écrivain Jean-Luc Despax, né en mai 1968, a dirigé le PEN Club français. Il a fait partie des comités de rédaction des revues Aujourd’hui poème, Commune et Zone sensible. Auteur d’un roman et de plusieurs recueils de poésie, il a déjà consacré une étude à Ossip Mandelstam (Ossip Mandelstam. Chanter jusqu’au bout, Aden, 2003).]
Isabelle Lévesque
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