Michel Juffé : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce livre ?
Jean-Luc Porquet : Véronique, sa femme, m’a dit : « Je peux t’ouvrir toutes ses archives. » J’étais déjà allé plusieurs fois chez lui, je savais qu’il gardait tout depuis l’âge de 10 ans. Dessins, carnets, photos, notes, coupures de presse : il entassait tout. Pouvoir entrer dans cet atelier, quelle chance !
MJ : Quand l’avez-vous rencontré pour la première fois ?
JLP : En 1974, j’ai créé avec des amis lillois Le Clampin libéré, un mensuel régional qui se voulait « de contre-information ». Le modèle en était Le Canard pour les infos, Charlie pour l’humour. Nous avons sorti un dossier sur un scandale immobilier et fait la tournée des rédactions parisiennes avec notre Clampin sous le bras. Seul Cabu a réagi. Il est venu à Lille. Admiratif, je l’ai vu en action pour la première fois… Vingt ans plus tard, je suis entré au Canard. Et, pendant vingt ans, il a illustré ma chronique « Plouf ! » Chaque mardi matin, lors du bouclage, je m’asseyais à ses côtés, dès que j’avais un moment. Nous parlions politique, écologie, dessin, etc. Quand on parlait de dessin, il évoquait toujours Dubout.
MJ : Pourquoi cet engouement pour Dubout ?
JLP : Cavanna aussi était fasciné et Wolinski… Quand Dubout a surgi, il a apporté quelque chose d’incroyablement original dans le paysage du dessin français. Pas besoin de légende : tout était drôle. Pas de message politique : un regard sur le monde. Et une plume prodigieuse. Cabu disait : « Chez Dubout, il n’y a jamais une seule faute de dessin. Regarde les mains de ses personnages : elles sont parfaites ! »
MJ : Et son amour pour Trenet ?
JLP : Pour Cabu, Trenet c’est la joie de vivre, l’irruption du jazz dans la chanson. Trenet swingue ! Quand on écoute l’une de ses chansons, on dirait qu’il invente au fur et à mesure sans savoir où il va. Cabu adorait ça, cette légèreté, cette fantaisie incroyable. Il connaissait par cœur ses 500 chansons.
MJ : La légèreté, on en manque beaucoup, à présent.
JLP : « Quand on voyait Cabu arriver, on savait qu’on allait se marrer ! » dit son copain Mougey. Pas parce qu’il lançait des vannes, mais parce qu’on sentait qu’il avait envie de rire. Il était toujours prêt à rire.
MJ : Ce livre sur Cabu est très beau, très composé. Combien de temps y avez-vous passé ?
JLP : Deux ans et demi. J’ai interviewé plus de cinquante personnes, écumé ses archives avec la complicité de Jean-François Pitet – à qui Véronique en a confié l’exploration –, lu toutes ses interviews, tout ce qui a été écrit sur lui… et tous les numéros de Charlie et du Canard où il a officié !
MJ : Le lisant depuis longtemps, j’ai trouvé qu’il n’était jamais haineux. Il avait des animosités, mais pas de violence.
JLP : Il disait : « Je n’ai jamais eu envie de tuer personne. »
MJ : J’en viens à la structure du livre : il est semi-chronologique et thématique. Pourquoi les deux ?
JLP : Ce qui est frappant chez Cabu, c’est son universalité. D’abord, dans le dessin : caricature, dessin politique, reportage, dessin pour les enfants à la télé (chez Dorothée), bande dessinée, invention de personnages de fiction (ces deux archétypes que sont le Grand Duduche et le Beauf), il a tout fait ! Mais il n’est pas qu’un virtuose. Il a des valeurs, des engagements, des combats qui l’animent tout au long de sa vie : il est pacifiste, antifasciste, anticlérical – contre toutes les intolérances et tous les sectarismes – et écolo. Par ses dessins, il veut non seulement « venger le lecteur », mais éveiller son esprit critique. J’ai donc raconté sa vie de manière chronologique et intercalé des sous-chapitres thématiques sur ses combats et sur ses admirations : le jazz, Trenet, Paris…
MJ : Il disait qu’il faisait du journalisme politique. Qu’il menait une action politique.
JLP : Cabu, c’est l’histoire de France !
MJ : C’est exact. J’ai revécu cinquante ans de ma vie en lisant votre livre : de 1968 à aujourd’hui.
JLP : En Mai 68, il se rend tous les jours à la Sorbonne. Au long des années 1970, il est de tous les combats antiautoritaires. Dans les années 1980, il fait passer en contrebande, à la télé, ses idéaux d’école buissonnière. Il était toujours au premier plan de l’histoire. Mais le vrai tournant, ce sont les vingt-sept mois qu’il a passé comme appelé en Algérie et qui lui ont montré l’envers du décor.
MJ : Comment devient-il écolo ?
JLP : C’est venu très tôt chez lui. De Mai 68, il dit que son meilleur souvenir est d’avoir descendu les Champs-Élysées à contresens et à vélo : il n’y avait pas de bagnole. Il a toujours vomi la société de consommation.
MJ : On pense au slogan de Cavanna : « La publicité nous prend pour des cons, la publicité nous rend cons. » À présent, on pourrait dire
JLP : Cabu a fait ses premières armes de dessinateur dans la pub, puis s’en est vite éloigné. Son écologie est avant tout celle du potache qui ne supporte pas l’autorité. Il voyait bien que l’homme se comporte en « maître et possesseur de la nature » et qu’il la tyrannise : « Nature, au pied, je vais te maîtriser ! » D’où sa passion antibéton, antinucléaire, antichasse, etc. Ses convictions se sont renforcées lorsqu’à Charlie il a travaillé avec le dessinateur et chroniqueur Pierre Fournier. Lequel a créé l’écologie politique en France, avec le lancement, en 1972, de La Gueule ouverte, le premier journal écolo, auquel a collaboré Cabu.
MJ : En 1986, Cabu dessine une couverture de Charlie sur le Front national. Légende : « Que faire avec le FN ? L’interdire. »
JLP : Charlie avait lancé une pétition en ce sens. Cabu s’est beaucoup engagé sur ce sujet à Charlie et au Canard. La veille de sa mort, il me parlait encore de Marine Le Pen et du danger qu’elle représentait… Il a toujours eu du mal à la dessiner : au début, il dessinait le père avec une perruque !
MJ : Une chose me frappe : quand on a vu ses dessins, on ne voit plus les gens comme ils sont, mais avec la tête qu’il leur a faite. Par exemple, Sarkozy avec deux petites cornes sur la tête. Vous citez un échange entre lui et Sarkozy qui lui demande pourquoi il le dessine ainsi. Cabu : « Parce que vous avez quelque chose de diabolique. »
JLP : Autre belle trouvaille : le groin de Bernard Tapie. Et aussi la bouche en cul de poule de Giscard. Littéralement, on voit Giscard chuinter !
MJ : Peut-être les voyait-il à travers leur masque…
JLP : Sa femme, Véronique, raconte que, le soir, il s’allongeait sur le plancher devant la TV et dessinait des têtes, jusqu’à ce qu’il en soit satisfait. Cabu dessinait sans arrêt ; c’était sa manière d’appréhender le monde. À la mort de son fils, Mano Solo, il croque le croque-mort qui lui montre les différents modèles de cercueils ! C’était aussi, pour lui, une manière de se protéger.
MJ : Pour moi, tous ses dessins, c’est un journal tenu, au sens strict, pendant soixante ans.
JLP : Non seulement le journal d’un observateur politique, mais aussi celui d’un reporter. Tout au long des années 1970, tandis que ses collègues de bureau – Gébé, Wolinski, Willem, Reiser – inventent leur monde devant leur table à dessin, Cabu n’arrête pas de prendre le train. Il sillonne la France en tous sens, voit tout, retranscrit tout. Jean-Luc Godard déclarait en 1975 : « Cabu est le meilleur journaliste de France. »
MJ : C’est aussi un ethnographe ! À la Zola. Parlez-moi de ses lectures…
JLP : Il dévorait la presse, Le Monde notamment, mais ne lisait guère de romans. Dans sa jeunesse, Marcel Aymé l’avait beaucoup marqué. Il disait qu’à Châlons-sur-Marne, la petite ville de garnison où il était né, ses portraits décapants de Français moyens l’avaient libéré. Son Beauf a ses racines chez Marcel Aymé…
MJ : Revenons à l’écologie, qui est aussi votre thème de prédilection. Quel type d’écologie incarne-t-il ?
JLP : Il disait : « Une société qui n’a pour objet que la production de biens matériels ne sera jamais celle de mon cœur ni de ma raison. » Il n’était pas loin de la décroissance. Il n’avait pas de voiture, à part deux vieilles guimbardes garées chez son ami d’enfance, Gros Schmitt. Il les sortait une fois par an. Il prenait les transports en commun, n’avait pas de portable, ne se servait jamais d’un ordinateur, vivait de manière frugale. Il avait beau très bien gagner sa vie, il habitait toujours dans un petit appartement aux allures de piaule d’étudiant. Aucune manie, à part la soupe de légumes qu’il aimait préparer et les gâteaux dont il s’empiffrait !
MJ : Est-ce qu’aujourd’hui des gens se réclament de lui ? A-t-il des descendants ?
JLP : Oui : Charlie de la deuxième période. Le premier Charlie meurt en 1982, et Cabu en est inconsolable. Ça le démange de recréer Charlie. Il en parle à Val.
MJ : Pourquoi Val, qui n’était ni journaliste ni dessinateur ?
JLP : Tous deux ont la même admiration pour Trenet et rient des mêmes choses. Pendant des années, Cabu a suivi en vrai fan les tournées de Font et Val. Il disait à ce dernier : « Tu sais sentir une salle, tu sais ce que veut le public. » Il pensait que faire un journal, c’était un peu la même chose. Et aussi : Val a du brio, de l’allant, il sait mener une équipe, alors que Cabu n’a aucune autorité et fuit les conflits. À Pilote, Cabu a vu en action le tandem Goscinny-Charlier et, à Charlie, le tandem Cavanna-Choron. Il constate que, pour mener un journal, c’est mieux d’être deux. Il rêve d’un duo Cabu-Val et fait l’assaut de Val. En 1992, il relance Charlie, journal de dessinateurs à qui il va passer le flambeau. Charb, Riss et Luz sont en quelque sorte ses trois enfants. Riss reconnaît que Cabu lui a tout appris : mettre en page, raconter une histoire, etc. Puis est venue la deuxième génération, avec Coco et Catherine. Il leur a donné tout ce qu’il avait accumulé en soixante ans de dessin. Sa descendance, c’est le Charlie d’aujourd’hui.
MJ : Revenons à l’extrême droite. Quels étaient, pour lui, les moyens de la combattre ?
JLP : Informer, mettre en garde, dire qui ils sont vraiment. Il était furieux de voir des journalistes interroger les Le Pen et se contenter d’une réponse démagogique, se laisser embobiner, ne pas exercer leur « droit de suite », ne pas les pousser dans leurs retranchements… Il croyait en la démocratie et donc à la vertu du débat. Avec des arguments rationnels, pensait-il, à la fin la raison l’emportera. Dans une préface à l’album Catherine saute au paf !, paru en 1978, son copain Wolinski écrit qu’il est désolé d’être aussi sérieux pour un livre qui ne l’est pas et confie : « Je t’ai souvent vu tenir tête à l’un ou à l’autre avec sérénité, sans jamais perdre ton calme, au cours des fréquentes discussions que nous avons au journal où il arrive qu’on te reproche tes obsessions écologiques. Tu sais que ton combat est perdu d’avance, car c’est le combat des idées contre la force, la brutalité, la violence, la tactique et la politique à court terme. » Wolinski ne savait pas à quel point il avait raison… Mais Cabu ne renonçait jamais.
Michel Juffé
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