Que Nietzsche soit mort fou, nul ne le met en doute. Les relations ne manquent pas de ses séjours en asile, ses éclaboussements infantiles dans la baignoire, ses danses « dionysiaques » impromptues alors, ou de sa prostration dans la maison de sa sœur, Elisabeth, durant les six dernières années de sa vie, où les disciples choqués venaient jeter un regard pudique par la porte entrouverte de sa chambre, pour constater le cœur brisé sans aucun doute, l’état de lamentable déchéance dans lequel le grand homme se trouvait désormais : incapable du moindre mouvement, les yeux seuls roulant occasionnellement dans leur orbite, poussant parfois dans la nuit d’affreux rugissements d’animal blessé.
Nietzsche : folie ou syphilis ?
À l’époque, les médecins s’étaient satisfaits de l’hypothèse d’un stade évolutif tertiaire de la syphilis, maladie vénérienne qui, en ces temps d’avant la pénicilline, sévissait de manière endémique avec des effets dévastateurs.
Des doutes ont été émis depuis, l’un lié à la maladie elle-même, qui n’aurait sans doute pas autorisé que le philosophe survive encore dix ans à ses premiers épisodes psychotiques indéniables, l’autre étant que ni les témoignages de ceux qui l’ont bien connu, ni sa correspondance propre, ni celle de ses proches entre eux, ne témoignent de relations sexuelles d’aucune nature qu’il aurait pu avoir. Son Zarathoustra déclarerait d’ailleurs : « N’est-ce mieux de tomber entre les mains d'un meurtrier que dans les rêves d'une femme en chaleur ? » (Ainsi parlait Zarathoustra). On en est réduit alors à supputer que son homosexualité l’aurait conduit à des aventures passagères, dont l’une aurait pu le faire contracter la terrible maladie. « Débauche », dans les termes de sa sœur, « outrage à la tombe de son père », dans les termes de sa mère1, « étrange timidité […] ayant rapport avec cette question que les femmes sont incapables de comprendre2 », selon Cosima Wagner, fille de Liszt, son intime (ibid.), « un sadomasochiste3 », disait de manière plus directe son amie Lou Andreas-Salomé.
D’autres hypothèses ont été émises depuis : celle par exemple d’une démence fronto-temporale, syndrome imprécis regroupant un ensemble de pathologies à l’étiologie diverse, le même mal peut-être que celui qui emporta son père, le pasteur Carl Ludwig Nietzsche, qualifié à l’époque de « ramollissement cérébral ».
Nietzsche : la folie en pente douce
Peter Sjöstedt a proposé récemment une autre explication4, qu’il était de manière convaincante à l’aide de nombreux témoignages, à partir en particulier de la correspondance du philosophe avec sa mère et sa sœur : celle d’un Nietzsche se rendant fou au fil des années par le recours immodéré à l’alcool et à diverses drogues dures, hypothèse que soutiennent certaines remarques du philosophe lui-même : « Avançons encore d’un pas : à tous ces hommes supérieurs poussés irrésistiblement à briser le joug d’une moralité quelconque et à proclamer des lois nouvelles, il ne resta pas autre chose à faire, lorsqu’ils n’étaient pas véritablement fous, que de le devenir ou de simuler la folie » (Aurore).
Folie choisie alors comme stratégie délibérée de l’homme supérieur : l’Übermensch, le Surhumain.
L’hypothèse de Sjöstedt n’exclut cependant pas celle d’une démence évolutive, Nietzsche évoquant souvent ses épisodes morbides, d’où l’obsession du retour à la santé qui caractérise ses essais : « la grande santé – une santé qu’il ne suffit pas de posséder, mais qu’il faut sans cesse conquérir et reconquérir » (Ecce Homo), justifiant, selon lui, son recours toujours plus imprudent, jusqu’à devenir débridé, à l’alcool – ses connaissances de rencontre s’étonnant de sa capacité d’absorption –, aux opiacés – l’épithète d’opiomane est adéquate – et à l’hydrate de chloral. Nietzsche affirme qu’« à partir de sa surabondance de vie, le Surhumain combine les visions de l’opiomane, de la folie et de la danse dionysiaque5 ».
La folie finale de Nietzsche
La folie finale de Nietzsche a forcé les commentateurs qui l’ont considéré comme un philosophe sérieux, voire comme l’un des plus pénétrants de tous les temps, de distinguer dans ses écrits un avant et un après de la psychose. Son écrit autobiographique Ecce Homo, où il se fait à la fois le critique et le chantre dithyrambique de ses propres œuvres est souvent considéré comme le point de basculement entre la santé et la maladie mentale. Les passages ne manquent pas en effet où, dans ce texte dont la rédaction ne précède que de trois ou quatre mois sa collocation en janvier 1889 dans un asile à Bâle, à la demande de son ami Franz Overbeck, n’ayant pu que constater sa déchéance mentale, il parle de lui-même comme d’un dieu. Ainsi quand il écrit : « Rome, une ville telle que j’en fonderai un jour une… » ou « On paie cher d’être immortel… », quand il est clair qu’il ne parle pas de son personnage Zarathoustra mais bien de lui-même. Son biographe Joachim Köhler rapporte qu’il abordait les passants, leur expliquant qu’il était un dieu qui, par respect pour l’infériorité du genre humain, avait pris l’apparence d’un clown.
La folie de Nietzsche : une frontière à définir
La bataille étant perdue d’avance d’établir une frontière fiable entre Nietzsche être de raison et Nietzsche en proie à la folie, le choix est le suivant : considérer qu’il a toujours été fou, impliquant qu’aucun crédit ne soit accordé à aucun de ses propos et discréditer à ce titre l’ensemble de son œuvre, ou considérer au contraire qu’il n’a jamais été fou et qu’il nous a transmis des messages essentiels, même aux temps où il affirme qu’il n’est autre que Dionysos, le dieu bisexuel, et, à ce titre aussi, Satan, l’Antéchrist de la religion chrétienne.
Commettrait-on alors, avec Nietzsche, l’erreur de suivre le psychotique trop loin dans sa psychose, comme le partenaire d’un déséquilibré qui se retrouve parfois en porte-à-faux, l’ayant suivi par empathie dans ce qui lui semblait encore raisonnable ? Sans aucun doute, mais nous comptons alors sur nos contemporains pour nous retenir parmi eux grâce au filin de la Raison et, bandant leurs forces, nous ramener vers eux en cas de basculement.
Quand Nietzsche sombre, il invente le Surhumain comme une bouée à laquelle se raccrocher, comme une version non seulement indemne, intacte, mais, mieux encore, magnifiée de lui-même. Un peuple entier qui sombre lui aussi, quelque cinquante ans plus tard, se raccrochera à la même bouée de l’illusion mégalomane et répandra une dévastation satanique sur le monde.
Goebbels rapporta des propos de Hitler : « Nietzsche est inévitablement bien plus proche de la manière dont nous voyons le monde que Schopenhauer, parce que la tâche de la philosophie est de simplifier et d’intensifier la vie, et non pas de la couvrir d’un voile de pessimisme6 ». En 1934, Hitler envisageait l’érection d’un monument à la gloire de Zarathoustra, hommage à Nietzsche, qui aurait contenu une statue de Dionysos, un don de Mussolini, lecteur enthousiaste lui aussi du philosophe qui se prenait pour ce dieu7. Les SS adoptèrent comme l’un de leurs slogans celui de Zarathoustra : « Gloire à l’homme d’acier ».
Il ne s’agit pas là de quelque chose qu’il nous faudrait, par un effort, tenter de comprendre : nous comprenons trop aisément que le marin luttant contre les éléments déchaînés voudra se convaincre qu’il est en réalité lui-même le dieu des vents ; il ne s’agit pas là d’une chose à comprendre mais à savoir et à retenir, ancrée au cœur même de notre mémoire. Pour conjurer de nouveaux périls, peut-être eux aussi gigantesques, voire pires encore.
1. Joachim Köhler, Nietzsche and Wagner : A Lesson in Subjugation, Yale University Press, 1998
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Peter Sjöstedt, « Antichrist Psychonaut : Nietzsche and Psychedelics », Psychedelic Press Journal 12, 2015.
5. Joachim Köhler, Zarathustra’s Secret: The Interior Life of Friedrich Nietzsche, Yale University Press, 2002.
6. Joachim Köhler, Nietzsche and Wagner : A Lesson in Subjugation, op. cit.
7. Joachim Köhler, Wagner’s Hitler : The Prophet and his Disciple, Polity Press, 2000.
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