Deux des courants les plus vivants de la philosophie allemande contemporaine se nourrissent en effet de voisinages que nous ne pratiquons guère : avec la théologie et avec la sociologie. Ce n’est pas que les uns seraient forcément croyants, traditionalistes et de droite, ni les autres modernistes et de gauche. Ils ne s’opposent même pas par l’objet de leurs recherches : on trouve des deux côtés une réflexion politique, dont les traductions électorales peuvent être identiques. Et pourtant, à lire d’un côté Ernst Bloch, Jacob Taubes, Hans Blumenberg ou, de l’autre, Jürgen Habermas, Axel Honneth, Niklas Luhmann, que de différences ! – de ton, de références, de concepts. Si l’on veut résumer ce qui les sépare, on peut retenir pour les premiers la notion de théologie politique et sa problématisation par des penseurs comme Carl Schmitt, Erik Peterson ou Karl Löwith ; les seconds se réfèrent à la notion de « théorie critique », telle qu’elle a été élaborée par Adorno, Horkheimer et l’École de Francfort. La frontière n’est pas absolument étanche : des deux côtés, on cite volontiers Max Weber ou Walter Benjamin – quoique pas les mêmes œuvres. De celui-ci, les uns retiennent le Fragment théologico-politique et les Thèses d’histoire de la philosophie ; les autres, les études sur le Paris du XIXe siècle. Quand les premiers s’interrogent sur la modernité, ils pensent sécularisation ; les seconds se rapprochent de la sociologie.
Pour des raisons différentes, tant la théologie que la sociologie nous paraissent des disciplines extérieures à la philosophie, même si, de Durkheim et Mauss jusqu’à Lévi-Strauss et Bourdieu, les grandes figures françaises de l’ethnologie et de la sociologie sont venues de la philosophie. Mais c’est pour l’avoir quittée – avec l’Université, puisque celle-ci ne reconnaissait pas de place à une discipline qui ne débouchait sur aucune agrégation. Les normes de l’Université ont changé, mais philosophes et sociologues français persistent à camper sur des territoires différents.
C’est ce qui rend si dépaysante la lecture de Habermas, Honneth ou, maintenant, Hartmut Rosa : la « théorie critique » mêle philosophie et sociologie, comme s’il était naturel que les concepts soient communs, que l’on puisse traiter en sociologue de questions philosophiques ou en philosophe de questions sociologiques. L’effet d’étrangeté ainsi produit sur un lecteur français aiguise à la fois sa curiosité et son sens critique.
Nul ne conteste que le temps puisse faire l’objet d’une sociologie, comme d’une psychologie, d’une histoire ou d’une politique. Le bât blesse quand Rosa écrit que « la proposition » d’avoir « recours à des approches du temps d’origine philosophique » serait forcément insatisfaisante. Sans doute n’a-t-il pas une très haute idée de la philosophie, puisqu’il juge F. Fukuyama plus prégnant que Kojève. Admettons toutefois la légitimité de son approche et considérons l’objet théorique ainsi produit.
La thèse en est que l’accélération, dont chacun constate les effets liés à l’innovation technique, serait un phénomène généralisé à tous les champs aussi bien des relations sociales que de la vie personnelle. Cette accélération aurait « franchi dans la “modernité tardive”, un point critique au-delà duquel il est impossible de maintenir l’ambition de préserver la synchronisation et l’intégration sociales ». Il faut bien 500 pages pour étayer cette analyse par une accumulation de faits et de références, et tenter d’en tirer les conséquences.
Il est quelque peu paradoxal d’exiger du lecteur qu’il consacre autant d’heures à un ouvrage qui proclame l’impossibilité d’une telle lenteur. Ce n’est pas qu’on aurait préféré l’éclat d’un essai superficiel, mais il aurait été possible d’alléger considérablement une écriture redondante qui multiplie redites, annonces, et références qui paraissent davantage destinées à saluer maîtres et collègues qu’à ouvrir des discussions argumentées. Le traducteur n’a d’ailleurs pas la tâche facile, entre anglicismes et approximations conceptuelles concernant, par exemple, « les contingences ». Bref, cette écriture au moins n’est pas marquée par l’universelle accélération, signe que l’Université fonctionne comme une de ces « oasis de ralentissement artificielles » sur la vanité desquelles Rosa ironise. On tiendrait pour seulement plaisant le paradoxe qu’il y a à composer sur l’accélération un livre caractérisé par le ralentissement, si le sociologue qui affiche une intention aussi totalisante s’interrogeait sur le statut d’un texte comme le sien au regard de la thèse qu’il défend.
Pris au cas par cas, les exemples de phénomènes contemporains susceptibles d’être décrits en termes d’accélération ne sont guère discutables. Le trouble survient quand on saisit la diversité extrême de ces phénomènes, diversité telle qu’il paraît difficile de les penser sous un même concept. N’est-ce pas se payer de mots que porter le même diagnostic d’accélération sur la fréquence des divorces que sur les communications électroniques ou la généralisation des contrats de travail à durée déterminée ? On pourrait tout aussi bien interpréter la fréquence des divorces comme l’effet d’une modification du sens du mariage et de la famille, qui fait passer d’une logique d’institution (avec tous les accommodements concrets que la tradition acceptait) à une logique de contrat.
On voit bien en quoi les techniques actuelles permettent de voyager ou de communiquer de plus en plus vite ; on voit aussi que les salariés sont de plus en plus souvent employés pour des contrats à durée déterminée. Mais quel sens y a-t-il à employer la même notion pour caractériser à la fois un effet des innovations techniques et une exigence patronale ? On a d’un côté un fait objectif, de l’autre une organisation du travail qui résulte du rapport de forces sociales actuellement favorable au patronat. Il n’est certes pas dénué de sens de rapprocher les deux, mais d’un sens qui ressortit à l’idéologie. Le patronat veut faire croire que la vision de l’organisation du travail qui lui est profitable est imposée par l’état des techniques et, en guise d’argument, ses idéologues serinent la ritournelle « Dans un monde qui change… » au nom de laquelle le patronat incarne la modernité face à des représentants des salariés qui seraient archaïques, retardataires, arc-boutés sur des privilèges qui ne peuvent plus avoir cours. Les rapprochements que fait Hartmut Rosa justifient cette confusion en présentant ceux qui la dénoncent comme les apôtres dépassés de l’ancien temps, quand on croyait pouvoir nier l’accélération.
Sa thèse inlassablement répétée est qu’accélération technique, accélération du changement social et accélération du rythme de vie sont liées dans une relation de causalité qui n’est pas linéaire mais spirale, ce qui distingue une accélération de ce qui serait une simple vitesse. On peut aussi dire de cette spirale qu’elle s’étend et finit par tout englober. Le livre lui-même en vient donc à embrasser toutes les dimensions de la réalité actuelle, l’accumulation des faits valant preuve puisqu’il s’agit justement de dire que rien n’y échappe. Le lecteur est ainsi emporté du plus probant au plus douteux par cette spirale envahissante qui touche aussi bien l’usage d’Internet que celui de rasoirs jetables, l’augmentation des divorces que celle des contrats de travail à durée déterminée, le zapping des téléspectateurs que la volatilité des comportements électoraux.
Cette accumulation qui est censée faire la force de l’argumentation en fait aussi la faiblesse. Énumérer n’est pas penser, même si l’on écrit toutes les vingt pages « ma thèse est que… ». Certains rapprochements paraissent appelés par des évidences que la mode aura bientôt chassées ; d’autres consonent avec l’idéologie qui prétend tout rabattre sur le modèle de la consommation et réduire les salariés à une « ressource » poliment qualifiée d’humaine. Sans doute est-ce là un effet du genre choisi, celui de la somme délivrant la clé propre à ouvrir toutes les portes. Ce n’est pas tout à fait ce qu’un philosophe dressé aux normes françaises tient pour une analyse conceptuelle.
Marc Lebiez
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