Un peu trompeur car s’il est vrai que les études, les essais, les articles de presse, les lettres rassemblés dans ce recueil traitent bien du sort des Juifs européens depuis leur émancipation au cours du XIXe siècle jusqu’à la création de l’État d’Israël, c’est d’abord la condition humaine, la vie active, l’histoire universelle qui constituent la préoccupation majeure d’une réflexion soucieuse de cerner au plus près l’événement en sa nouveauté.
Cependant, pour Hannah Arendt, on ne peut exercer son jugement dans le vide : comprendre, analyser, voire théoriser la tourmente politique dans laquelle sont pris les peuples du monde exige qu’on récuse toute forme d’abstraction pure, toute fuite dans l’utopie. On ne comprend l’origine de ce qui survient dans le monde des hommes qu’à partir d’un point de vue originaire qui est l’appartenance à un peuple, quel qu’il soit. Et il se trouve que celui auquel Arendt appartient, c’est le peuple juif.
Cette appartenance ne relève pour elle ni d’un choix, ni d’une préférence, encore moins d’une croyance religieuse, d’une élection ou d’une vocation spirituelle : c’est un fait – constitutif de son identité, une position immanente d’être qu’elle n’entend ni rejeter ni occulter, encore moins magnifier ou sublimer. La judéité de Hannah Arendt l’ouvre à une expérience singulière de l’Histoire et lui donne ainsi accès à la compréhension du monde commun qui vaut pour chacun.
La première épreuve qu’elle rencontre en tant que Juive et qu’elle tente d’analyser dès le début des années 30 est celle de l’hostilité, de la haine sous la forme de l’antisémitisme moderne. Plus lucide que beaucoup de Juifs allemands qui se bercent d’illusions et croient à « l’harmonie préétablie » entre le destin du peuple juif et celui du peuple allemand, Arendt dénonce la fragilité du processus d’émancipation des Juifs au sein des États-nations européens et la précarité des droits civiques qui leur ont été octroyés depuis qu’ils sont sortis du ghetto. En effet, si l’assimilation des Juifs dans les diverses sociétés qui les accueillent, ou du moins les tolèrent, est effective et irréversible, l’idéologie assimilationniste en revanche consiste à croire que « tout ce qui ne ressortit pas à la différence religieuse disparaîtra automatiquement (…) dans la mesure où il s’agit d’un vestige d’une histoire mauvaise ». Or, entrer dans l’histoire du monde européen n’exige pas qu’on oublie, voire qu’on efface toute trace du passé dont tout Juif, tout être humain, qu’il le veuille ou non, est l’héritier. Cette attitude de déni ou d’oblitération constitue, au contraire, ce qu’Arendt appelle « une fuite dans l’histoire de l’humanité ». En effet, c’est « par un hasard manifeste » que les Juifs sont « citoyens des pays les plus différents avec des passés extrêmement différents » : ils ne peuvent se réclamer sans nuance d’une histoire nationale sur laquelle ils se greffent plutôt qu’ils ne s’y intègrent pleinement.
Ce désir de fusion a donné lieu souvent à un « patriotisme comique » chez les Juifs occidentaux avides de la reconnaissance des peuples qui les acceptaient. Ces « parvenus » n’eurent de cesse qu’ils n’aient fait oublier la tare de leur origine, qu’ils soient devenus de vrais Allemands, de vrais Français, etc. Peine perdue ! L’accession au pouvoir de Hitler met fin brutalement à cette illusion de symbiose qui a précipité la perte de ceux qui s’y sont laissés prendre. Le rêve a tourné au cauchemar : l’année 1933 « a de manière effective marqué la fin de l’époque de l’émancipation civique et de la libération des Juifs ; c’est le signe qu’après-guerre, en Pologne, en Roumanie et dans les pays baltes, les droits récemment accordés sont illusoires tandis que les anciens droits ne sont plus garantis dans les pays d’Europe occidentale ».
Cette même année, Hannah Arendt, âgée de vingt-sept ans, fuyant l’Allemagne devenue hitlérienne acquiert, si l’on ose dire, le statut d’apatride auquel mettra fin sa naturalisation en citoyenne américaine, dix-huit ans plus tard, en 1951. Comme de plus en plus de Juifs vivant en Europe, elle fait l’épreuve dans sa chair de cette déchéance. Dans un des rares passages où elle livre un peu d’elle-même (et encore le fait-elle en s’incluant dans un « nous » collectif), elle dresse un bilan de cette détresse en janvier 1943 : « Nous avons perdu notre foyer, c’est-à-dire la familiarité de notre vie quotidienne. Nous avons perdu notre profession, c’est-à-dire l’assurance d’être de quelque utilité en ce monde. Nous avons perdu notre langue maternelle, c’est-à-dire nos réaction naturelles, la simplicité des gestes et l’expression spontanée de nos sentiments. Nous avons laissé nos parents dans les ghettos de Pologne et nos meilleurs amis ont été assassinés dans des camps de concentration, ce qui signifie que nos vies ont été brisées. »
Pourtant, malgré les tragédies personnelles qui frappent autour d’elle ses plus proches amis et les difficultés matérielles auxquelles sont en proie les exilés en quête de survie, elle poursuit son travail de conceptualisation, d’élucidation des événements avec un acharnement et une exigence d’objectivité qui forcent l’admiration. Ces exercices perpétuels et ininterrompus de pensée qui s’essaient au déchiffrement du présent sont, par là même, voués à un inachèvement constitutif. De cette situation permanente d’écriture dans l’urgence viennent peut-être le caractère péremptoire de certaines affirmations, la prolixité minutieuse et surtout l’absence, sinon de clarté, du moins de netteté d’une pensée en acte qui ne craint pas de trop embrasser pour se saisir de ce qui surgit : histoire, politique, philosophie, sociologie.
Ainsi, de manière soudaine et imprévue pour la plupart des observateurs même les plus avisés, le peuple juif, pourchassé, traqué et en exil partout où il trouve un provisoire refuge, devient ou redevient un peuple sans État, sans patrie. Il est à nouveau le « paria des nations européennes ».
Paradoxalement cette expérience d’exclusion, loin de le séparer des peuples du monde où il avait espéré, au cours du XIXe siècle, trouver sa place, l’arrache à sa solitude, l’oblige à entrer enfin de plain-pied dans l’histoire commune. Comme Arendt en fait la juste remarque dans une lettre adressée à Erich Cohn-Bendit en janvier 1940 : « nous assistons (…) au démembrement d’énormes masses humaines et à leur dégradation au rang de parias ». Ce statut dont le peuple juif a eu le triste privilège durant des siècles au cours de sa survie errante, il le partage désormais avec maints peuples emportés dans les massifs exodes, dans les mouvements diasporiques qui caractérisent la seconde moitié du XXe siècle. Mis au diapason de l’histoire mondiale en train de se faire, il est contraint de sortir de l’« acosmisme » (Weltlösigkeit) où il avait pu se complaire.
C’est pour cette raison qu’Arendt adhère au mouvement sioniste qui prend très tôt au sérieux la menace antisémite et propose enfin une solution proprement politique aux problèmes des Juifs rejetés de toute part. Elle milite même, en 1935, pour « l’Alyah des jeunes », c’est-à-dire pour le départ de la jeunesse allemande vers la Palestine sous mandat anglais. Là, dans ce qui n’est encore qu’un « foyer juif » concédé par la puissance coloniale britannique, au sein des « kibboutzim », ces structures agricoles collectivistes d’inspiration socialiste encore peu développées à cette époque, ces enfants de déracinés retrouveront « la joie » et surtout la « dignité » dont l’exil les a dépouillés. Ils seront « la force » qui « construira le pays ». Les Juifs enfin seront maîtres de leurs destinées et cesseront de tout devoir à la bienfaisance des philanthropes, à la charité des peuples.
Cette dignité, reconquise par le projet sioniste, Hannah Arendt la préconise aussi en tentant de promouvoir le projet de constitution d’une armée juive. Si les Juifs se doivent de lutter contre le nazisme, ce n’est pas pour se montrer capables d’être aussi virils et guerriers que les autres peuples, ou bien pour acquérir du prestige, au nom d’un nationalisme chauvin. Un Juif doit se défendre en tant que Juif contre ce qui menace de le détruire, sans quoi, « dans son humanité nue », il donne le sentiment qu’il vit dans l’ombre de ceux qui viennent le secourir. Dans une série d’articles publiés d’octobre 1941 à novembre 1942, la philosophe écrit avec une virulence dont ne sont pas exempts même ses textes plus élaborés et savants : « Un peuple qui ne se défend pas contre ses ennemis n’est pas un peuple, mais un cadavre vivant. Un peuple que l’on n’autorise pas à se défendre contre ses ennemis est condamné à un destin qui est peut-être tout à fait noble sur le plan humain, mais qui n’a aucune valeur sur le plan politique : devenir victime de l’histoire mondiale. »
Pour Hannah Arendt, les Juifs doivent cesser d’être des éternels Schlemihl, ces personnages du folklore yiddish qui font de leur inadaptation au monde et de leur vocation au malheur une source d’humour et de rêverie ; ils doivent cesser aussi d’être des mendiants impénitents et ingrats, ces Schnorrer, toujours à l’affût d’une aumône qui leur semble due et qu’ils réclament non sans insolence à leurs bienfaiteurs, ces parvenus qui n’auraient quand même pas l’audace de leur refuser l’obole. Le peuple juif a désormais la possibilité d’« entrer enfin dans le drame du monde ».
On pourrait donc croire que, forte de cette conviction qui court à travers tout le volume des Écrits juifs, la philosophe adhérerait sans réserve au sionisme politique et à la création d’un État juif, seule forme d’organisation politique capable d’assurer, de manière autonome, la sécurité et la liberté des Juifs de toutes origines. Or, il n’en est rien : Arendt, depuis les États-Unis où elle s’est installée et où elle mène une brillante carrière universitaire, adresse, dès 1940, au mouvement sioniste dont elle se désolidarise rapidement, des critiques si acides et virulentes qu’elles ont fait douter ses plus proches amis de la sincérité de son engagement à leurs côtés. Cette éternelle dissidente de l’intérieur, ou bien, pour reprendre la formule de P. Bouretz (1), cette « Cassandre aux pieds d’argile », accumule les critiques antisionistes et, tout en voulant sauver l’idée d’un « foyer juif », ou plus tard d’une sorte d’entité fédérale judéo-arabe, elle se déclare hostile à la création d’un État juif. Persuadée du déclin et de la péremption du système des États-nations, elle affiche le plus noir pessimisme à l’égard de l’État hébreu en voie de naître : « Les Juifs “victorieux” vivraient environnés par une population arabe entièrement hostile, enfermés entre des frontières constamment menacées, occupés à leur autodéfense physique au point d’y perdre tous leurs autres intérêts et toutes leurs autres activités. Le développement d’une culture juive cesserait d’être le souci du peuple entier ; l’expérimentation sociale serait écartée comme un luxe inutile ; la pensée politique serait centrée sur la stratégie militaire ; le développement économique serait exclusivement déterminé par les besoins de la guerre. Et tout cela serait le destin d’une nation qui – quel que soit le nombre d’immigrants qu’elle absorberait et si loin qu’elle étendrait ses frontières (...) – resterait néanmoins un tout petit peuple, largement supplanté en nombre par des voisins hostiles. »
En lisant ces sombres et terrifiantes prophéties qui condensent tout ce qu’un adversaire de l’entreprise sioniste pourrait de nos jours reprendre à son compte pour contester jusqu’au bien-fondé de l’existence d’Israël, on comprend pourquoi son ami le savant Gershom Scholem, sioniste de la première heure et qui, en dépit de tout, le restera fidèlement, a pu lui reprocher son manque « d’amour pour son peuple », son absence de « tact cordial » (Herzentakt).
La présentation chronologique des Écrits juifs de Hannah Arendt permet de suivre l’itinéraire intellectuel de cette Juive allemande, d’en constater la vigueur et la constance, d’en dégager les lignes de force et d’en apprécier la constance, sinon la cohérence. Au moins pourra-t-on s’accorder à dire qu’ils permettent de se forger sur pièces une image plus juste de cette grande intellectuelle souvent décriée. Ils donnent, à présent que les polémiques suscitées par telle ou telle de ses positions se sont apaisées, matière à débat, à réflexion.
Ils offrent aussi, au détour de développements argumentatifs arides ou laborieux, de belles formules oratoires, bien frappées, dramatiques mais dénuées de tout pathos, appelant à l’action, au courage et à la dignité. Retenons, entre beaucoup, celle-ci, publiée dans un article du 19 juin 1942 : tout Juif, tout homme, peut la méditer à loisir. Au sujet des victimes de ce que l’on ne désignait pas encore par le nom de Shoah, l’auteur des Origines du totalitarisme écrit : « Recueilleront l’héritage de ces morts ceux qui sont suffisamment désespérés pour être déterminés, ceux qui sont suffisamment ébranlés pour être fermes, ceux qui sont suffisamment fantasques pour surmonter l’éloignement grâce à la force de leur imagination, ceux qui sont suffisamment humains pour pleurer avec eux les morts de tous les peuples et qui sont suffisamment emplis d’effroi pour s’expatrier de ce royaume inhospitalier de l’utopie que nous autres Juifs affectionnons tant. »
- Sur la question du sionisme, Pierre Bouretz, Hannah Arendt et le sionisme : Cassandre aux pieds d’argile, Raisons politiques, n° 15, novembre 2004, pp. 125-138. Nous recommandons pour comprendre en profondeur la pensée d’Arendt sur toutes les questions liées à la judéité, l’essai limpide, dense et profond, de Martine Leibovici, Hannah Arendt : une Juive, Desclée de Brouwer, coll. « Midrash », 1998.
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