L’enquêteur se nomme Ogden Walker, shérif adjoint dans la ville de La Plata, au Nouveau-Mexique. C’est effectivement un promeneur – walk-er, celui qui se promène – même si, dans les vastes étendues de l’Ouest américain, les déplacements se font en voiture. Ses investigations prennent racine dans des événements apparemment anodins qui finissent par l’emmener loin de chez lui, en l’introduisant dans des réseaux mystérieux et ambigus.
Dans « Une ressemblance problématique », le premier chapitre, l’intrigue commence lorsqu’il se rend au domicile d’une certaine Mme Bickers – to bicker veut dire « se chamailler » – qui aurait utilisé son arme à feu chez elle. Dès l’entrée en matière, on est confronté à un paradoxe : la vieille dame a tiré deux fois avec son fusil – les témoins l’ont entendu – mais dans la porte de sa maison il n’y a qu’un seul trou. Serait-elle assez bon tireur pour mettre deux balles exactement au même endroit ?
Là, on est au cœur de l’énigme centrale de Percival Everett. Ses histoires sont des puzzles à la M. C. Escher où il fait coïncider dans un schéma unique deux interprétations qui s’excluent mutuellement. L’auteur de Je ne suis pas Sidney Poitier crée ainsi des configurations construites autour des négations. Toute l’attention du lecteur se polarise sur la contradiction interne.
Après avoir quitté Mme Bickers, Ogden remonte dans sa voiture. Il sent que quelque chose ne va pas, donc il retourne voir la dame et découvre qu’elle a disparu.
Y a-t-il eu un crime ? A-t-elle été tuée ? Il n’y a aucune trace. Dehors, les seuls pas dans la neige fraîche sont les siens. Que penser ?
Chez Percival Everett, il ne faut surtout pas penser. Son écriture consiste en un plaidoyer pour un mode de vie primitif, celui de la frontière où l’on reste attentif à l’écoute de la nature. Pour cela, rien de mieux que le silence. Effectivement, pendant ses fréquentes traversées du désert en voiture, Ogden n’allume jamais la radio. Le flâneur motorisé devient la version contemporaine du l’Indien furtif qui suit des chemins nocturnes à la recherche de sa proie.
Dans Montée aux enfers, l’identification des malfaiteurs compte peu ; chaque crime sera suivi d’un autre, et heureusement ! Ils fournissent ainsi un prétexte à de comiques réunions au bureau entre Ogden, son chef Bucky Paz et ses collègues. Ainsi que des déplacements à Tempe ou à Denver, ville où il doit faire des recherches approfondies dans un bordel. Son travail lui fournit également l’occasion de faire la connaissance de belles femmes, comme la fille putative de Mme Bickers.
Ses traversées en voiture rappellent un autre genre, la littérature chevaleresque, dont les héros – on pense à Chrétien de Troyes et son Perceval ! – partent à cheval à la conquête de la gloire. Ce dernier, comme Ogden, vit loin de la civilisation en compagnie de sa mère.
Ogden résume à lui seul la polarité typique de l’univers de Percival Everett. Il est né d’une union entre une Blanche locale et un Noir de la côte Est qui avait émigré au Nouveau-Mexique parce qu’il détestait les Blancs.
Le plaisir de Montée aux enfers est celui de l’(en)quête irréelle, voire absurde. Ni Bucky ni Ogden n’ont jamais eu de passion pour leur métier. Bucky avoue que s’il a pris ce poste c’est justement parce qu’il ne se passe jamais rien. Quant à Ogden, il n’aime pas porter l’uniforme. Et pourtant, avant de devenir shérif, il était soldat dans l’armée américaine.
Au fond, le travail de l’enquêteur sert à remplir l’espace entre les heures des repas. Et si l’attente est trop longue, rien n’empêche les shérifs de manger un petit en-cas. Bucky Paz, lui, vit pour le doughnut, le beignet américain. Il ne rêve que de ça, à tel point que sa femme lui fait porter au bureau un sachet rempli de bâtonnets de carotte, afin de réduire sa consommation de beignets.
Il faut quand même résoudre quelques crimes, histoire de justifier l’étiquette de « polar ». Pourquoi ne pas élaborer trois infractions à partir d’une seule ? Montée aux enfers donne l’impression au lecteur qu’il assiste à de multiples investigations autour d’un seul événement, même si, au premier abord, il n’y a aucune ressemblance entre les faits.
D’abord, il y a le meurtre de Mme Bickers. Deux jours plus tard, une certaine Jennifer Bickers de Santa Fe se présente au bureau du shérif. Est-elle vraiment la fille de la défunte ? Dans le carnet d’adresses de cette dernière, il n’y a aucune trace de son nom. Le nom de jeune fille de Mme Bickers était Robbins. Ogden trouve un certain Lester G. Robbins, qui habite dans l’Arizona. Mais personne ne répond à ce numéro. L’autre indice important sera une photographie accrochée au mur dans le salon où la vieille dame apparaît avec un homme d’une cinquantaine d’années.
Son enquête à peine entamée, Ogden sera confronté à un autre crime : la découverte de quatre cadavres dans une voiture garée au sommet d’une montagne. Une des victimes sera l’homme dont le visage paraît sur la photo. Mais lorsque les shérifs retournent au bureau pour l’examiner, elle a disparu du dossier ! A-t-elle vraiment existé ? Il n’y a qu’Ogden qui l’aurait vue.
Si, pour l’un des morts, c’est sa photo qui disparaît, pour un autre c’est son cadavre même, enlevé du funérarium le soir du meurtre. Dans un univers où tout s’efface – Effacement étant le titre d’un roman de Percival Everett –, la question se pose de la fiabilité du narrateur. Son récit serait-il une pure invention ?
Cette histoire se termine en un échange de coups de feu entre plusieurs shérifs et agents du FBI. La provenance des tirs est incertaine, ainsi que les rôles des bons et des méchants.
Dans le deuxième volet, « Mon cousin américain », titre de la pièce à laquelle assistait le Président Lincoln le soir de son assassinat, Percival Everett réemploie des éléments du schéma précédent. De nouveau, un outsider arrive à La Plata et rencontre le shérif afin de chercher des informations sur un parent. Elle s’appelle Caitlin Alison, elle prétend être irlandaise, et elle aimerait trouver une cousine, Fiona McDonough, qui est censée habiter dans les parages. Son identité ne sera pas plus authentique que celle de Jennifer Bickers. De nouveau, il y aura une tentative de meurtre dans une maison isolée. Et lors de la fusillade qui marque, une fois de plus, la fin de l’intrigue, Ogden sera encore sauvé par l’apparition providentielle d’un confrère qui, heureusement, sait mieux tirer que lui.
Enfin, dans « Terrain glissant », pour maintenir le lien avec les deux premiers chapitres, il y aura un meurtre dans des circonstances inexplicables et illogiques. Il s’agit de Terrence Lowell – Terrain/Terrence ! – le garde-pêche pour la Red River. Apparemment, les policiers n’ont pas attendu la fin pour se tirer dessus. Juste avant de se faire assassiner, le défunt avait arrêté un braconnier, et avait demandé à Ogden d’accompagner à la maison le « neveu » de l’homme arrêté. Ce garçon de onze ans, qui s’appelle Willy Yates, est-il vraiment le neveu de l’accusé ? Ils n’ont pas le même nom et leur lien de parenté n’est pas clair. Willy ne connaît pas sa propre adresse. Dans l’annuaire, Ogden trouve quatre Yates dans le coin mais personne ne répond au téléphone. Il n’y a pas que cela. Lorsqu’Ogden passe au bureau et le laisse quelques instants dans le couloir, le garçon disparaît subitement, sans laisser de trace. A-t-il vraiment existé ? Seul le shérif adjoint l’aurait vu.
Ce troisième volet, comment se termine-t-il ? Devinez ! En fusillade triangulaire, digne du Bon, la Brute et le Truand. C’est-à-dire avec trois flics qui braquent leurs pistolets les uns sur les autres. Le coup de feu mortel ne vient jamais d’où on l’attend. L’imprévisible est toujours de mise, c’est mathématique.
Steven Sampson
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)