Or, nul doute que ce grand poète, qui se savait alors parvenu au soir de sa vie, n’ait eu, en tous ces textes pourtant si pleins de son passé, le souci de nos matins. Nul doute qu’accueillant la nuit qui commençait à tomber, il n’ait cependant choisi de continuer à lui opposer la lumière du feu et de l’été, pour mieux nous la confier :
« Mes amis, mes aimées,
Je vous lègue les dons que vous me fîtes,
Cette terre proche du ciel, unie à lui
Par ces mains innombrables, l’horizon.
Je vous lègue le feu que nous regardions
Brûler dans la fumée des feuilles sèches
Qu’un jardinier de l’invisible avait poussées
Contre un des murs de la maison perdue.
[…] Je vous lègue
Avec son peu de braise
Cette cendre entassée dans l’âtre éteint,
Je vous lègue la déchirure des rideaux,
Les fenêtres qui battent,
L’oiseau qui resta pris dans la maison fermée.
Qu’ai-je à léguer ? Ce que j’ai désiré,
La pierre chaude d’un seuil sous le pied nu,
L’été debout, en ses ondées soudaines,
Le dieu en nous que nous n’aurons pas eu. »
(Ensemble encore)
Telle est donc l’offre de cet incomparable testateur, « à charge pour nous d’en faire un éternel matin parmi des choses aimées » (L’Écharpe rouge).
Mais, justement, pour tous ceux qui se reconnaîtront les légataires de cette « conception de la poésie qui veut que la poésie ait l’échange pour vocation », une question se posera peut-être, qui pourrait bientôt les inquiéter. Cette question ? Celle-là même qu’Yves Bonnefoy prêtait à sa mère, fantasmatiquement resituée en ce point de son existence où elle allait consentir à l’union conjugale qui l’éloignerait à tout jamais, ou presque, des lieux et des attachements de son enfance.
Car le fait est qu’elle atteste un vertige de la responsabilité qu’on peut aussi éprouver aujourd’hui, en ami et en héritier :
« Pour assurer aux réalités de demain la plénitude de celles d’hier on devra pouvoir les aimer – les aimer vraiment et profondément – dans ce qu’elles seront alors, et comment être sûr d’en être capable si tant soit peu se dénoue, à quelque moment dans l’avenir inconnu, l’alliance qui se décide aujourd’hui ? »
Comment en être sûr, en effet ? Comment, maintenant qu’il pourrait plutôt nous sembler, comme au « gnostique dans l’ordinaire des jours », que « de façon soudaine tout ce à quoi on tenait s’[est] effondr[é], laissant l’esprit dans la nuit, agrippé au rebord d’un gouffre » ?
Eh bien, nous avons, quant à nous, des mots : les mots qu’Yves Bonnefoy nous laisse et, parmi eux, notamment, ceux qui témoignent que l’idée qu’il s’est faite de la poésie renvoie à un « travail […] à faire par tous » : à « ce qu’on peut appeler la recherche morale qui est en fait une ontologie puisque c’est une création du monde, une création continuée ». Des mots, certes, mais, aussi bien, on l’entend, l’empreinte sonore de la voix qui s’y confie « avec la fièvre de l’espérance », avec « [l’]obscure espérance », avec « l’espoir d’une société rénovée ».
Et, constatant, comme lui-même, en 2013, par exemple, que les « mots auxquels [il a] recours pour parler de la poésie […] sont souvent, dans leurs emplois les plus habituels, au service d’intentions ou de préoccupations ouvertement ou implicitement religieuses »2, on ne pourra guère que s’interroger : hériter d’Yves Bonnefoy, est-ce donc en somme hériter d’une spiritualité ?
On peut assurément le penser ou, à tout le moins, désirer le dire.
À lire L’Écharpe rouge et Ensemble encore – comme, du reste, la presque totalité de ses œuvres antérieures –, ce qu’Yves Bonnefoy a nommé le « projet de la poésie » apparaît, en tout cas, bien souvent l’expression, sinon même la profession, d’une « foi dans la possibilité d’une vie ici et maintenant douée d’être », d’une « foi nouvelle dans le rapport humain » :
« Ah, mon amie,
Je crois, presque je sais
Que la beauté existe et signifie. Je crois
Qu’il y a sens encore à faire naître,
J’atteste que les mots ont droit au sens.
Qu’il est difficile pourtant
De faire de cette foi de la pensée,
Qu’il semble naturel d’en avoir honte ! »
(Ensemble encore)
À quoi il est ensuite ajouté, à l’attention d’André Breton cette fois, c’est très probable :
« Accepte ce que je t’offre cette nuit.
C’est mon besoin de continuer de croire
Qu’il y a sens à être. Et même si
Dehors, c’est vent et pierre. À peine, au loin,
Quelques trébuchements de la lumière. »
La sorte même de credo qu’Yves Bonnefoy tient en définitive à transmettre, là où il commençait en fait par écrire :
« Mes proches, je vous lègue
La certitude inquiète dont j’ai vécu,
Cette eau sombre trouée des reflets d’un or. »
Une foi, la poésie, chez Yves Bonnefoy ? Qui persisterait à en douter, à la lumière, plus théorique, de ce qu’on lit dans La Poésie et la Gnose ? Cet ultime essai qui confirme que sa poétique est centralement liée à la transposition d’un scénario sotériologique devant autant au mythe gnostique qu’au mythe biblique de la chute. Autre ressource symbolique qui explique qu’il puisse opposer la participation à la présence – « dont la poésie doit garder mémoire » – et le sentiment d’exil auquel vouent « l’imaginaire métaphysique » et le concept – « dans les pièges duquel elle aura à se ressaisir » –, comme l’état édénique et post-lapsaire de la condition langagière.
Une foi qui n’est pourtant aucunement religieuse, il faut s’empresser de le dire. Car, Yves Bonnefoy l’a rappelé à plusieurs reprises,
« la poésie, c’est pour moi, tout au contraire, ce qui veut reprendre son bien à la religion. Un bien dont celle-ci la priva dès le premier jour de la pensée conceptuelle, qui substitua des représentations à la pratique de l’immédiat et dès lors associa le sentiment de la transcendance, présent auparavant dans toutes les situations de la vie, à seulement des entités, des figures imaginées à ce plan de la représentation ».
Comprenons que si l’idole est là aussi la cible d’une « pensée de l’autre », qui assigne à la mémoire de la présence la tâche de transformer « le dévot d’une image » en « l’ami d’un être réel », en un poète, œuvrant, « dans les soubassements du langage », à la « rénovation de l’ici » – soit à cela même qu’on appelle « tikkoun olam3 »dans la tradition juive –, c’est toutefois au nom d’une alliance on ne peut plus séculière : au nom de « l’anneau [u]nique de deux vies qui se confondent ».
Et pourquoi d’ailleurs L’Écharpe rouge ? Pourquoi ces derniers mots en mémoire de l’alliance d’Élie et d’Hélène Bonnefoy et d’un enfant si durablement inquiet d’avoir pu la menacer ? Pourquoi, de même, dans Ensemble encore, ces quelques vers, pour ne pas oublier celle qu’Yves Bonnefoy noua à son tour avec Lucy Vines ?
« Car, oui, tout ne fut pas un rêve, n’est-ce pas ?
Mon amie, nous unîmes bien nos mains confiantes,
Nous avons bien dormi de vrais sommeils,
Et le soir, ç’avait bien été ces deux nuées
Qui s’étreignaient, en paix, dans le ciel clair.
Le ciel est beau, le soir, c’est à cause de nous. »
Pourquoi tout cela finalement, si ce n’est afin de signifier que « reprendre son bien à la religion » revient à s’efforcer de réinstaller ce qu’elle a toujours eu à offrir, « le don qui scelle une alliance », « dans l’espace de l’existence effective, cet âtre où peut jaillir une flamme de quelques restes de braises pensivement rapprochés » ?
Autant le dire plus résolument : la foi du poète n’est pas celle de l’orant, qu'elle est même soucieuse de rédimer, elle qui aspire précisément à réparer ce que la religion a fait à l’amour.
Oui, pour Yves Bonnefoy comme, jadis, pour Rimbaud, la « vocation poétique » est en effet indissociable d’un « combat spirituel »4 qui engage à redécouvrir que « la charité » est bel et bien « la clef du festin ancien ». La charité, mais non le christianisme. La charité, sans le christianisme. Celle que Rimbaud célébrait, en s’exclamant : « Ô mon abnégation, ô ma charité merveilleuse ! ici-bas, pourtant ! » Celle qui point à l’horizon de la conscience poétique, dès lors qu’elle s’est retrouvée dans l’intime conviction que « [l]’amour [était] à réinventer », « la chair […] un fruit pendu dans le verger, […] le corps un trésor à prodiguer »5.
Une aurore encore nerveuse chez Rimbaud, la douceur d’une nuit d’été chez Yves Bonnefoy, les temps messianiques au beau milieu du lit d’autrefois, où il murmure à jamais :
« J’appelle esprit ce savoir qui s’éveille
Quand des lèvres s’unissent dans la paix
D’une main qui trouve une main dans la pénombre
Et on ne sait s’il fait encore nuit »
(Ensemble encore)
1. L’Arrière-Pays, Éditions d’Art Albert Skira, 1972.
2. Le Graal sans la légende, Galilée, coll. « Lignes fictives », 2013, p. 9.
3. Expression et notion talmudique, puis kabbalistique, signifiant : « réparation du monde ».
4. Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, in Œuvres Complètes, Le Livre de Poche, coll. « La Pochothèque », 1999, p. 442.
5. Arthur Rimbaud, Illuminations, ibid. p. 494.
Matthieu Contou est professeur agrégé de philosophie au lycée Louise Weiss à Achères (78). Il achève cette année à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne une thèse de doctorat intitulée Wittgenstein et les façons de l’esprit : Essai sur l’unité et la continuité de l’intention philosophique wittgensteinienne. Il travaille simultanément à l’écriture d’un essai sur Wittgenstein et Freud à paraître en 2017 ou début 2018 aux éditions Hermann. Il publiera en mai prochain chez le même éditeur un petit ouvrage consacré aux travaux de Jocelyn Benoist : Avant la faute : Jocelyn Benoist et la « déthéologisation extrême du réel ». Il est également spécialiste de poésie contemporaine et, plus particulièrement, de l’œuvre d’Yves Bonnefoy.
Matthieu Contou
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