Un monde sans croyance n’existe pas.
D’abord parce nous ne pouvons pas tout savoir de source sûre, avec le caractère de l’évidence. Et même ce qui est « évident » l’est souvent à la suite d’une chaîne de déductions inconscientes. Il est évident que nous respirons. Sauf qu’il a fallu longtemps pour connaître le mécanisme de la respiration, et il peut encore arriver que certains croient que le souffle vital est « inspiré » par des esprits invisibles. D’où une littérature, religieuse et profane, sur le « souffle divin », les « esprits », et même « l’éther », etc.
Ensuite parce que, même lorsque nous savons, nous commençons par des postulats, axiomes et définitions (même si nous n’entendons rien aux mathématiques), à partir desquels nous identifions et différencions ce que nous savons. Comme l’écrit Wittgenstein, sous le fondé subsiste l’infondé. Tout ce que nous savons par nous-mêmes repose sur un très grand nombre d’idées et d’expériences dont nous héritons, comme le rappelle Tocqueville à propos du désir des révolutionnaires de « repartir à zéro ».
Dès que cesse la certitude (dans n’importe quel domaine), nous devons nous fier à, faire crédit, avoir confiance en… La monnaie fiduciaire est celle dont la valeur « faciale » est égale à la valeur réelle : on peut se fier à elle (le mark-or allemand passa, en 1923, de mille mark-papier à 1000 milliards). Nous prenons des garanties, nous nous assurons, nous essayons de prévoir, de prévenir… mais tout cela se passe dans l’incertitude, la probabilité. Donc, nous devons croire.
Le problème surgit quand nous passons de la croyance à la crédulité. À ce moment-là, l’incroyance devient un remède. Montrons-le avec quelques exemples et tirons-en au moins une leçon.
Croire ou ne pas croire en Dieu. Disons qu’il s’agit du Dieu des chrétiens, pour lesquels Jésus, Fils de Dieu, est mort et ressuscité. Tant que cette croyance – la certitude fait défaut, puisqu’il n’existe aucun témoin direct de la résurrection du Christ – n’entraîne pas l’obligation de se conformer à des cérémonies ou à des interdictions qui bravent le bon sens, mais pousse à imiter Jésus dans la charité, la justice, l’ouverture d’esprit et l’amour du prochain, elle peut être dite bonne et utile (c’est le point de vue de Spinoza – qui admire Jésus, homme et prophète). Lorsqu’elle devient une machine de guerre et que la papauté devient une armée qui cherche à dominer l’Europe puis le monde, il vaut mieux renoncer à l’Église, à ses pompes et à ses œuvres. Et si l’on est un « esprit fort », on peut aussi renoncer à toute divinité, afin de couper à la racine les envies de domination et d’hégémonie des catholiques ou d’autres chefferies religieuses, qui exigent l’obéissance passive et le dévouement fanatique. Ainsi le problème n’est pas de croire ou non en Dieu, mais de voir ce qu’entraîne, pour les fidèles (ceux qui ont « la » foi), cette croyance. Le lecteur peut remplacer le terme « catholique » par « luthérien », « hassidique », « chiite », « bouddhiste tibétain », etc.
Croire ou ne pas croire en l’Humanité. Cette croyance paraît moins sujette à discussion et propice à la « chute » dans l’incroyance. Qui va s’opposer aux « valeurs » fondamentales, aux droits de l’homme, à l’esprit républicain ? À ceci près que leur énoncé, leur nombre, leur variété diffère autant qu’il existe de républiques car, après tout, il ne s’agit que de « chose publique », terme hérité des Romains, parfaitement compatible avec un royaume, un empire ou toute autre forme de gouvernement, y compris le plus despotique. Y ajouter « démocratique » est assez souvent une antiphrase : les républiques démocratiques actuelles sont parfois des tyrannies sanglantes. Le remède semble, là aussi, être l’incroyance, la dés-adhésion, la dénonciation, au nom de… quoi au fait ? D’un autre humanisme ou d’un naturalisme, c’est-à-dire de conceptions divergentes de la place de l’homme dans la nature, mais entraînant toujours des responsabilités humaines qu’il n’est pas possible de transférer à une surnature. D’où des conflits, parfois aussi violents que ceux qui opposent les déistes. En l’occurrence, « ne pas croire », c’est tenter de savoir de source sûre, et cela c’est la science, qu’elle soit physique ou politique. C’est le rêve de Condorcet ou d’Auguste Comte.
Croire ou ne pas croire en la science. A priori nous sortons de la croyance. La science est critique, réflexive, soumise à vérification, où la controverse (disputatio) est non seulement acceptée mais encouragée. Parler de croyance semble ridicule ou archaïque. Pourtant, que de croyances sous-jacentes à la démarche scientifique ! Qu’il existe un ordre dans la Nature, qu’il est accessible à tout être humain suffisamment préparé, qu’il est exprimable en règles relativement simples et surtout stables. Tout cela, nous le postulons, le présupposons, mais ne pouvons le démontrer. C’est ce que Nietzsche appelait « tenir pour vrai » et qu’il appliquait autant aux sciences qu’aux philosophies. Une « tenue » nécessaire mais non moins imaginaire. Ne pas croire devient alors mettre en doute constamment, être sceptique, jouer, comme l’évêque Berkeley, à penser que la réalité n’est qu’une représentation, une construction imaginaire. Mais on ne peut vivre sans vertige dans un tel vide de réalité. D’où…
Croire ou ne pas croire en la technique. Les technolâtres (et non les technophiles) sont persuadés que l’homme (ou d’autres entités, terrestres et d’autres provenances) peut créer la réalité, que ses artéfacts peuvent acquérir une vie propre et qu’à terme certains d’entre eux seront les plus qu’humains, des transhumains ou des post-humains. C’est le rêve du cyborg ou du robot anthropoïde qui créera un monde nouveau, dépassant en qualité et en intensité tout ce dont l’homme rêve depuis des dizaines de millénaires et qu’il a projeté sous forme de Génies, de Dieux, d’Esprits, etc. Ils se réclament de la technoscience, et prennent appui sur les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, sciences cognitives et informatique), mélangeant allègrement du pur charlatanisme (sciences cognitives) et un réel travail de recherche appliquée (biotechnologies), un peu comme au Moyen Âge on mélangeait théologie, astrologie, numérologie et alchimie.
La technolâtrie peut avoir des effets désastreux : indifférence politique, délire sur les lendemains qui chantent, résolution par magie des problèmes économiques et écologiques. Ne pas croire en la technique peut conduire à un complet scepticisme sur les progrès de l’humanité, l’avenir de la planète, à un défaitisme généralisé, surtout si l’on a abandonné les autres croyances. Cela peut aussi conduire, avec une véritable culture technique (voir Gilbert Simondon), au sens large : les systèmes et objets techniques ne se limitent pas à l’informatique, au laser et aux moteurs thermiques ; ce sont aussi les systèmes juridiques, linguistiques, etc. Ces ensembles sont à dé-diviniser et dé-diaboliser et leur rôle à identifier, au sein des institutions politiques et des établissements économiques. Ne pas croire devient alors expérimenter les innovations techniques en veillant à leurs impacts sur l’aménagement et le développement des territoires humains et des écosystèmes, sur les relations sociales et les institutions politiques.
De croyances en idolâtries et de crédulité en incroyance, j’ai esquissé un cercle de croyances-incroyances, présentées dans un certain ordre. En réalité, il s’agit d’un polyèdre où tous les sommets sont reliés entre eux. La question finale (et aussi initiale) est la suivante : comment rester incrédule tout en n’étant pas sceptique ou pire, nihiliste ? Il existe sûrement un grand nombre de réponses, mais je n’en vois que deux : davantage de culture scientifique, littéraire, technologique, juridique, politique, religieuse, etc. ; la correction mutuelle des diverses croyances, non pour tomber dans un relativisme qui fait feu de tout bois, mais pour comprendre que nous vivons dans un monde à de multiples dimensions, qui dépasse tout système d’interprétation, donc dépourvu de théorie explicative finale et – conséquence majeure – de Messie, de sauveur, de leader suprême. Bref, combattre l’idolâtrie, sous toutes ses formes. Tiens, n’est-ce pas le « cahier des charges » de toute philosophie qui se respecte ?
Michel Juffé
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