L’intérêt premier d’une anthologie, ce sont les textes. Et la première chose que fait le critique, le lecteur ou le spécialiste du sujet est de relever les absences. Nous n’échapperons pas à ce travers ou, pour être plus précis, nous noterons une énorme absence, celle de la littérature sépharade. Il paraît surprenant qu’aucun écrivain maghrébin ou juif de pays arabe ne puisse être cité. Judith Stora-Sandor comme Alain Oppenheim évoquent bien Abraham Ibn Ezra, poète du Moyen Âge né en Espagne, ou Albert Cohen natif de Corfou, mais la dimension orientale n’est guère mise en valeur. Après, on ergotera, relevant tel manque ici ou là. Jean-Luc Benoziglio est cité dans le volume Omnibus pour son merveilleux Cabinet portrait. On cherche d’autres enfants de Méditerranée.
Le parti pris des auteurs de chaque anthologie est de considérer le shtetl comme le cœur du monde juif. Il l’a en effet été, avec tout ce que cela signifie : monde clos avec sa misère, ses infinies souffrances sous le joug tsariste et bien plus tard, au temps des ghettos, mais aussi lieu vivant, riche d’une activité culturelle débordante, d’une presse foisonnante, d’une fantaisie comme la traduit, par exemple, l’œuvre de Chagall.
Le shtetl est aussi un monde dans lequel la foi est grande, et sa contestation tout autant. Si une majorité des habitants d’Europe centrale a subi l’oppression, c’est parce qu’elle y voyait, sous la conduite de rabbins trop dociles, une volonté divine. Mais la révolte contre l’ordre immuable est aussi née dans ce microcosme fermé, et parmi les formes de la révolte, l’humour. On pourrait presque reprendre une blague cité dans Le Rire élu : « quelle est la différence entre Dieu et un Juif ? Dieu sait, le Juif sait tout mieux ». Cette figure du besser waïsser, littéralement celui qui sait tout mieux que les autres, est l’une des incarnations possibles du héros juif. Et peut-être est-ce lui qui a conduit la révolte du ghetto de Varsovie en 1943. Cette contestation prend une forme nouvelle après la Shoah. Des écrivains comme Tabori, Grunberg, Hilsenrath ou Kertész s’emparent de cette horreur pour en faire un objet de rire. L’humour soigne et parfois guérit.
Si la littérature yiddish est à l’origine de cet humour si singulier, ses manifestations traversent les espaces. L’émigration vers l’Amérique fait de la côte Est l’un des lieux les plus importants, avec ce qu’on a appelé l’école juive de New York, étendue par Saul Bellow jusqu’à Chicago. À ceci près que ni Philip Roth ni Bellow ni Malamud n’acceptent cette étiquette communautaire. Judith Stora-Sandor comme Alain Oppenheim posent en introduction cette question de l’écrivain juif. Certains sont nés dans des familles juives, peu se revendiquent comme tels. Et cela vaut aussi, en France, pour des écrivains comme Perec ou Romain Gary. Ou pour Kafka qui, dans ses écrits intimes, lettres ou Journal, ne cache en rien cette appartenance. On se demande en revanche pourquoi Jean-Claude Grumberg ne figure pas dans ces anthologies.
Si l’humour juif ne tient pas à l’identité de l’écrivain, elle est peut-être à lire dans des thématiques. Alain Oppenheim les décline de façon peu évidente. Les origines, les personnages, la rencontre avec l’Histoire, la culture. On n’est pas convaincu par ce sommaire et le principe de classement des textes cités, en annexes, manque plus encore de clarté : ce n’est pas un classement alphabétique ou chronologique, mais qui suit le fil des livres cités dans l’anthologie. Dans son ouvrage comme dans celui de Judith Stora-Sandor, le choix des traductions se discute. Notamment pour les textes d’Isaac Babel, de nouveau traduits l’an passé par Sophie Benech (1). Le choix opéré quant aux thématiques dans Le Rire élu est plus lisible : la famille (avec l’inévitable mère et les tendances hypocondriaques des uns et des autres), la question du héros, celle des relations avec le monde non juif, celle du « style » et de l’humour juif en Israël. Chaque texte est introduit, situé, ce qu’Alain Oppenheim ne fait pas. Mais son introduction pose clairement les problématiques et on comprendra cette abstention en cours d’ouvrage par son désir de laisser toute la place aux textes. Il s’agit bien d’une anthologie.
On n’entrera pas dans le détail de ce « style » de l’humour juif. Si ce n’est pour reprendre ce qu’en écrit Alain Oppenheim : cet humour est porteur de sens, il remplit une fonction. Il aborde tous les aspects de la vie quotidienne et se confronte au pire. Une belle blague du temps de Staline, à la page 288 du Rire élu, donne une idée de ce qu’est le style « hin un tsirik », en avant, en arrière, pour le dire brièvement. Et quand on aura dit que les premiers héros comiques se nomment Abraham et Sarah, ou Job, on saura tout ou presque : aux deux premiers, Dieu a promis un fils alors qu’ils avaient plus de quatre-vingt-dix ans, au dernier, il n’a pas fait de cadeau. Les frères Coen se le sont rappelé dans A Serious Man, l’un de leurs films les plus mal reçus, et pourtant d’une rare drôlerie.
L’humour juif ne se fait pas contre, ne déprécie pas l’autre, ne dénigre pas. Ce n’est pas une mince qualité quand on voit ce qu’on appelle humour aujourd’hui, et en particulier sur certains plateaux de télévision. Abaisser l’autre, l’humilier sont devenus des pratiques sportives. L’humour juif préfère l’autodérision. C’est pourquoi ses héros sont souvent des maladroits, des Luftmensch qui rêvent plus qu’ils ne vivent, des Shnorrers qui amusaient Freud, grand amateur de ce type d’humour. C’est pourquoi, aussi, il faut attendre Benia Krik, le truand d’Odessa campé par Babel, ou les super-héros de comics américains imaginés par des scénaristes juifs pour voir de vrais héros. Et si l’humour israélien n’est pas tout à fait juif, c’est bien parce que la fragilité, la vulnérabilité ne sont devenues des valeurs que très récemment (encore qu’on doute de l’humour d’Avigdor Lieberman, ex-videur de discothèque en Moldavie et ministre des Affaires étrangères).
Enfin, et ce n’est pas le moins important, l’humour juif repose sur le commentaire infini, l’enchaînement vertigineux des questions, le doute sur tous et tout. En ceci, il n’est pas sans rapport avec l’art du roman tel que le définissait et pratiquait Kundera. Le jugement est suspendu. Ou, comme l’écrit Alain Oppenheim, de façon plus large, « arme de déconstruction massive, et de reconstruction possible ».
Si ces deux anthologies peuvent se discuter par des choix, des oublis, des manques, elles ont au moins un mérite, donner à lire les textes. On sent le vif plaisir ressenti par les auteurs à concevoir ces livres. Judith Stora-Sandor ne s’en cache pas, pas plus que de son origine hongroise ; à la lire, Budapest serait le cœur battant de l’humour juif. Cette subjectivité assumée fait le charme du livre. Mais on pourrait en dire autant d’Alain Oppenheim, passionné et érudit.
- Le Bruit du Temps (QL n° 1 050 du 1er décembre 2011).
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