Mais La tristesse durera toujours est d’abord un livre d’amour. Il s’ouvre sur l’image de Madame G., ainsi nommée presque toujours, au fil des pages. La vieille dame aura été comme la grand-mère d’Yves Charnet, lui ouvrant sa bibliothèque, l’aidant quand il en avait besoin, l’écoutant. Et ce livre, il le considère comme celui de sa « grand-mère imaginaire », ou sa « légende » : « J’aimais Madame G. corps & âme. Désir censuré, chagrin interminable. Je ne savais pas encore que c’est avec ça qu’on fait les livres. Le désir, le chagrin ; le manque, la perte. »
Madame G. habitait La Charité-sur-Loire, la ville dans laquelle l’auteur a grandi, auprès de sa seule mère avec qui il entretenait une relation aussi forte que Romain Gary, cité en épigraphe, avec sa mère. Le père, à la fois absent et omniprésent, l’a conçu avant de disparaître puis de réapparaître de façon terrible. Charnet est le nom de sa mère. L’auteur a longtemps accompli le souhait maternel ; excellent élève, il a poursuivi ses études à l’École normale supérieure, est devenu professeur. Il est à sa façon un modèle d’ascension sociale dans la République. Chez lui, on lit Louise Michel, Blanqui, on rêve de changer la vie, et il rencontrera François Mitterrand à l’hôtel du Vieux Morvan si proche. Le dimanche, on écoute une émission qui avait encore une visée culturelle, Le Masque et la Plume : « Nous dînions avant l’émission. Chacun sa messe. Notre vie était ainsi tapissée de rituels. Ratissée de mélancolie. » La tristesse durera toujours s’écoute autant qu’il se lit, jouant sur les assonances et allitérations, fait de rythmes, de ruptures. Au fond comme l’histoire avec petit ou grand h que l’auteur nous raconte.
Écrit sur les bords de Loire, auprès de Mme G., à Toulouse où enseigne Charnet, et à Paris où il traîne sa tristesse d’homme séparé de celle qu’il a longtemps aimée, ce livre est celui des deuils. Et les espoirs perdus d’une gauche enfin au pouvoir, en 1981, ne sont pas les moindres. La scène de À nos amours où Pialat cite Van Gogh est précisément celle du repas et des attaques du père contre son fils qui s’est vendu quand il aurait pu être « le nouveau Pagnol ». Les années Mitterrand devenaient celles du cynisme, de l’arrivisme et de l’argent roi. Nous n’en sommes pas sortis et les boucles du livre traduisent la colère lancinante qui anime Charnet.
Une autre souffrance le tient, qui touche à Marie-Pierre, celle qu’il a longtemps aimée, et dont il est désormais séparé. Comme un ratage, une incapacité à vivre heureux. Rachida, éphémère compagne, l’a aussi quitté. La passion a bientôt brûlé : « Nous transportions malgré nous cette passion qui nous transportait. Cette furie. Ce fut une aventure turbulente. Nos étreintes compulsives, convulsives, intempestives. Notre amour était, au début, comme le Beau chez Baudelaire. Quelque chose d’ardent et de triste. Il y avait du malheur. Dans notre bonheur. » Tout se brise en lui comme dans la phrase qui porte son poison, sa négation dans une simple phrase nominale.
On s’en voudrait de faire de la psychologie, d’établir un lien de cause à effet entre la solitude de ce fils sans père et son incapacité à construire, et pourtant, il dit et répète ce qu’est cette absence, tandis qu’il contemple une photo de Pialat, l’une des figures tutélaires, on l’aura compris : « Sa barbe. C’est celle de mon père. Ou presque. Je vous répète que je n’ai pas un visage. Pas un visage à moi. » Et encore, en trois vers : « Un homme avec la gueule d’un autre. / Un écrivain, c’est ça. / Un type seul en terrasse. »
Cette terrasse de restaurant ou de café, au bord de la Loire, c’était justement celle où l’invitait Madame G. Elle lui a fait connaître les livres, le bon vin, une forme de bonheur dont ce livre est l’écho. Mais Madame G. n’est pas seule à avoir donné le goût de vivre à Charnet. Ce livre est un bel hommage aux cinéastes qu’il aime, Pialat, Eustache et Garrel, à Baudelaire et à celui qui le lui a mieux fait connaître, Claude Pichois. À la chanson populaire, de Trenet à Nougaro en passant par Sardou. Ce livre est aussi celui des amis, dont il cite les livres, incidemment ; et quel plaisir de retrouver Jean Delabroy dont on a tant aimé Pense à parler de nous chez les vivants ou le démesuré Dans les dernières années du monde, ou Valérie Rouzeau, dont les poèmes, tout en vitesse et en ruptures, disent une mélancolie proche de celle d’Yves Charnet dans Pas revoir, texte de deuil, de la perte du père.
Yves Charnet déplore le fait d’écrire « ce livre à vau-l’eau sur la Loire de (s)a mémoire en crue ». Le fleuve en effet est là, qui charrie les souvenirs, les brasse, les jette sur la rive. Il est aussi ce qui nous emporte dans sa sérénité et sa majesté jusqu’à l’estuaire, en compagnie des êtres aimés qui peuplent notre mémoire et nos lectures.
Norbert Czarny
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