Cette année de première, dirait-on aujourd’hui, le narrateur l’a passée dans une école militaire non loin du Mans. Sans doute le Prytanée de La Flèche qui, s’il n’est pas nommé, semble correspondre à la désignation, voire à la description des lieux. C’est surtout l’endroit où les enfants de militaires entraient dans la carrière, lisant et relisant les textes « pieux » comme le très oublié Grandeur et servitude militaires, de Vigny. Compagnon, qui se désigne ici sous le nom de « Marcel », raconte cette année parmi les « ñass », faisant face à « la strasse », sous-officiers chargés du quotidien, ou de l’ordinaire, qui, en la matière (militaire), ne se limite pas à la cantine. L’éducation donnée commence avec les chambrées immenses en un lieu qui semble traverser les siècles, les lits au carré, la discipline souvent absurde, l’ordre serré, les camaraderies qui commencent mal pour devenir des amitiés franchissant le temps. C’est le temps des permissions, des trains de nuit qu’évoque le narrateur en un très beau paragraphe de la page 166.
Tout cela, on le lit, on le retrouve et on s’en étonne quand on ne l’a pas vécu : Allons z’enfants d’Yves Gibeau, L’Année de l’éveil de Charles Juliet, Les Petits Soldats de Yannick Haenel, d’autres encore, cités page 324, ont raconté cette existence encadrée, mais aussi niée par les « éducateurs ». Dans ces récits comme dans celui d’Antoine Compagnon, on retrouve les crétins, les ratés, les imbéciles tout juste capables de donner des ordres ou de les exécuter. Et pourtant, des miracles existent et des individus se dégagent de cette masse d’adultes censés inculquer des valeurs auxquelles ils ne croient pas ou plus, ou qu’ils ont trahies en diverses occasions.
Il importe en effet de situer le récit de Compagnon. L’année qu’il relate est 1965. C’est celle de l’affaire Ben Barka, de la mise en ballottage de De Gaulle. Celle que raconte Modiano dans L’Herbe des nuits, qu’on lira comme le contrepoint du récit de Compagnon, les pleins de l’un sont les déliés de l’autre. Cette année 1965 est aussi celle du film Blow up d’Antonioni, des disques d’Ornette Coleman ou Miles Davis, que le narrateur écoute en compagnie du grand Crep’s, l’un de ces anciens qui ont passé leur enfance et leur adolescence entre caserne de gendarmerie et écoles militaires, l’année de « Gainsbourg Percussion », des Paravents de Jean Genet à l’Odéon. Et encore, on ne cite pas tout ce que le jeune garçon lit, voit, découvre chez la veuve Pulbis, libraire du coin. Ce contexte est essentiel et on peut dire qu’il le sauve de l’abrutissement total, de l’absence de pensée qui caractérise la plupart de ses camarades. En effet, au terme d’un bizutage heureusement limité, le narrateur entre avec le grand Crep’s et Bouboule, avec quelques autres, dans un groupe frondeur, « Les vilains bonshommes », qui occupe tout son temps libre à écouter du jazz, prendre parti contre Brubeck pour Coltrane, voir des films, discuter dans les toilettes ou quelque lieu reculé. Ils sont amis jusqu’à partager la mutinerie, partie d’une chaussure jetée à la face d’un « strasse », qui rappelle les scènes de révolte en lieu clos.
L’éducation sensible et intellectuelle de celui qui deviendra un spécialiste de Montaigne et de Proust, de Stendhal aussi, fait partie des plus belles pages de ce récit. Celles qu’il consacre à ses premières lectures de poésie, Char, García Lorca ou Le Roman inachevé d’Aragon, donnent une idée de ce qu’est l’enthousiasme. Peut-être ces pages sont-elles d’autant plus fortes qu’on les attend comme une respiration au milieu de tant de grisaille, d’ennui, de pesanteur. L’école ressemble au séminaire tel que le décrivait l’auteur du Rouge et le Noir ; certains s’y distinguent, notamment un certain Damiron, mais ce n’est pas souvent pour le meilleur. Ce sont d’excellents élèves, souvent brillants en mathématiques. Leur voie est toute tracée, dans la ligne du père, souvent officier supérieur lui-même, et parfois polytechnicien. Les personnages que l’on croise dans La Classe de rhéto sont tous fils de cette France qui veut « servir », dans tous les sens du verbe. On en est presque esclave.
Mais le contexte ne s’y prête plus, et ce que Compagnon montre, c’est que les guerres coloniales ont démoralisé la troupe, qu’elle soit adulte ou jeune : ceux qui encadrent estiment avoir perdu à cause de « La Grande Zorah », surnom de De Gaulle, une guerre qu’ils avaient remportée sur le terrain, face au FLN. Ils ont employé tous les moyens, sans trop de scrupules pour la plupart, et les politiques les ont privés de la victoire. Beaucoup sont antigaullistes et, même s’ils sont tenus à l’obligation de réserve, ils cachent mal leur sympathie pour l’Armée secrète, Bastien Thiry et consorts. « Nos chefs étaient des survivants », écrit Compagnon. On a divisé par deux le nombre des soldats en 1962, et les techniciens remplacent les combattants. Quant aux élèves, « enfants perdus de la Grande Muette », interrogés en une sorte de sondage par leur professeur d’histoire, ils votent en majorité Tixier-Vignancour à l’élection présidentielle de 1965. Certains le font de façon provocatrice, d’autres parce que, à l’instar de leur père, ils croient dans les vertus de cet antigaulliste d’extrême-droite. De quel côté auraient été le narrateur et ses camarades au soir des Paravents, à l’Odéon ? La question reste en suspens.
À rebours de ce monde confiné dans ses illusions et nostalgies coloniales, on voit le père du narrateur, général ayant combattu en tête de la Deuxième DB, soldat loyal à la République pendant la guerre d’Algérie. Il a toujours gardé ses distances à l’égard des séditieux et autres comploteurs, au point de voir l’appartement familial plastiqué. Et puis il a ouvert de larges portes à ses enfants. Une grande partie de l’enfance du narrateur s’est déroulée à Washington, avec voyages au Mexique ou à La Nouvelle Orléans, éducation américaine, en anglais donc, et découverte des auteurs dans cette langue. Quand il est en « rhéto », en un moment difficile de cette année scolaire, il lit L’Attrape-cœur de Salinger et se prend à rêver de fugue. Mais la France des années soixante n’est pas New York et on remettra les grands voyages à plus tard. Ce qui le sauve du pire, que connaîtront certains, c’est cette boussole intérieure dont il découvre l’existence en lisant Schopenhauer : elle le mène là où il doit aller.
Les personnages que l’on rencontre avec le narrateur sont d’autant plus attachants qu’ils prennent du relief dans le temps. Compagnon ne s’en tient pas à cette année mais, par des retours en arrière ou des anticipations ou autres sauts dans le temps, il montre ce que sont devenus Lambert, Bouboule, Damiron ou le grand Crep’s. Nous n’en dirons rien, laissant au lecteur le soin de découvrir ce qu’on fait des humains, ce qu’ils fabriquent eux-mêmes dans ces lieux d’enfermement. Disons, pour nous en tenir au narrateur, que le jeune homme croyant qu’il était perd toute sa foi en cette année-là, qu’il forge avec ses camarades des convictions antimilitaristes et qu’il parvient, au terme de cette année à rester libre, malgré les moments d’égarement, d’incertitude, propres à tous les adolescents, plus encore lorsqu’ils sont dans une institution fermée. Le dernier sujet de dissertation, sur la jeunesse, temps des échecs, est pour lui, et pas vraiment : il est loin d’avoir tout raté.
Ce récit est aussi, et enfin, un livre d’amitié. Depuis leur année de rhéto, le grand Crep’s et lui ne se sont pas quittés ; ils se voient, exercent des professions différentes et ont connu une forme de réussite. Les épreuves vécues à l’école, et notamment lors du dernier trimestre par un Crep’s en très sale état, ne sont pas pour rien dans ce lien qui traverse le temps. Et on aime que tous deux, comme beaucoup de leurs camarades, soient restés à hauteur d’homme.
Norbert Czarny
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