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Sardaigne

 Un Italien qui naît en 1880 et meurt en 1950 subit les conséquences de deux guerres, du fascisme, et s’il est Sarde, celles, parfois plus tragiques, du banditisme qui sévissait alors dans l’île.
Marcello Fois
La lignée du forgeron
(Seuil)
 Un Italien qui naît en 1880 et meurt en 1950 subit les conséquences de deux guerres, du fascisme, et s’il est Sarde, celles, parfois plus tragiques, du banditisme qui sévissait alors dans l’île.

C’est le cas, de Michele Angelo Chironi, le meilleur forgeron du village de Nuoro, situé au centre de la Sardaigne. Petit pensionnaire de l’asile, bien que d’illustre lignée, à neuf ans il a été adopté par Giuseppe Mundula, forgeron lui aussi, resté veuf sans descendance. En réparant un ostensoir dans le chœur de la petite église, le jeune apprenti voit pour la première fois et aime aussitôt Mercede, orpheline employée chez la signora Lai, qui lui a donné son nom. Pour ces deux enfants sauvés du malheur commence le Paradis : « Ils ont croisé des gens, mais ils n’ont jamais reconnu personne, parce que leurs avancées étaient exclusives, ils sont deux, mais ils sont un ; ils ne voient ni ne savent rien. Seulement leur amour : obstiné, inébranlable, banal, aveugle. » Notons dès le départ la précision lapidaire du style (très bien rendue par Jean-Paul Manganaro), qui cerne d’un coup de crayon sûr et rapide, situations, personnages et paysages. L’amour de Michele Angelo et de Mercede, qui durera toute une vie, est rapidement concrétisé par la naissance des jumeaux, Pietro et Paolo, puis viennent deux enfants mort-nés, suivis de deux garçons, Gavino et Luigi Ippolito, les personnages principaux du  roman. Enfin une fille très attendue : Marianna, « un bijou » comme la définira son père. Le bonheur simple et profond de cette famille commence à se lézarder le jour où les jumeaux, âgés d’une huitaine d’années, sont sauvagement égorgés et dépecés par une bande de brigands, attirés par la maigre somme d’argent qu’ils apportaient à des vignerons.

Le roman rapportant une quantité de faits, quotidiens ou historiques, et comportant un grand nombre de personnages, il faut brûler les étapes et passer, trop rapidement hélas, du « Paradis », la première partie, celle du bonheur parfait, à la deuxième, qui s’intitule à juste titre l’« Enfer ». Gavino et Luigi Ippolito sont désor­mais des jeunes gens, aussi soudés que l’auraient été les jumeaux s’ils avaient vécu, mais très antithétiques. Luigi fait des études supérieures et s’engage dès 1915. Gavino, mal dans sa peau, travaille à la forge, mais rêve d’être marin. La malédiction qui semble peser sur la famille le fera disparaître dans un naufrage. Avant cela Luigi Ippolito, combattant dans le Karst, est tellement traumatisé par les horreurs de la guerre qu’il perd la raison et finit par se donner la mort. Marianna, la cadette « passe du côté des messieurs » en épousant un avocat et met au monde une petite fille. Richesse, respectabilité (son mari est nommé podestat) et bonheur semblent lui sourire, mais elle sera hélas la seule à survivre à l’attaque de brigands qui tuent son mari et son enfant dans une embuscade. Elle sera aussi la seule à s’occuper de son vieux père, car Mercede, détruite par cette somme de malheurs, disparaît sans explications. On ne la recherche pas. Le tableau est bien sombre, on pense à des Atrides modernes, car le malheur qui semble poursuivre cette famille, unie jusqu’à la fin, ne vient jamais que de l’extérieur.

La troisième partie, intitulée « Purgatoire », révélera, par un véritable coup de théâtre, que malgré « la force du destin » la descendance du forgeron sera assurée. Loin d’être exhaustif, ce résumé devrait au moins prouver que le récit tient en haleine, comme celui des conteurs qui animaient les veillées. Il relate, en fond de tableau, tous les événements historiques qui se sont déroulés pendant les 70 années de vie de Michele Angelo, et dont découlent tous ses malheurs. Mais aussi la vision, bien documentée, d’une Sardaigne encore authentique, peuplée d’une race forte et dure, très bien symbolisée par Mercede. Toutefois, comme partout ailleurs, les lendemains de la Seconde Guerre mondiale apporteront jusque dans le petit village de Nuoro une dégradation des valeurs respectées et mises en pratique par Michelangelo et Mercede. « Il était forgeron, elle était femme. » Elle incarne les valeurs familiales, lui, celles de l’artisan qui aime son travail et le pratique comme un culte. Dans ses vieux jours, quand il regarde en arrière, il découvre un parallèle réconfortant entre la façon dont il a apprivoisé l’acier et celle dont il a gouverné, avec douceur et fermeté, sa famille : « Forgeage, c’est quand c’est toi qui donnes la forme. C’est quand tu dois te battre contre la matière et que celle-ci devient d’autant plus docile qu’elle reconnaît la main du maître. » Pour la façon dont il a conduit sa vie, et pour son courage dans l’adversité, Michele Angelo Chironi a bien mérité que son nom se perpétue.

Monique Baccelli