L’ouvrage réunit avec bonheur la vie de l’auteur et ses textes. Une très longue introduction (deux cents pages), due à Martin Rueff, propose une biographie – familiale, intellectuelle et professionnelle – de Jean Starobinski : une mine d’informations. On y voit se former le futur critique à l’ombre d’un père admirable, émigré juif polonais, grand médecin, et d’une mère aimante. Il bénéficie d’une éducation à la fois musicale, intellectuelle, littéraire et scientifique, et participera toujours activement à la vie intellectuelle et artistique de Genève, entouré d’amis et de maîtres qui, comme Marcel Raymond, composent autour de lui une société amicale marquée par des relations d’estime réciproque. La clarté remarquable de l’écriture de Starobinski est certainement la traduction, et le prolongement, de cette socialité littéraire dans laquelle il s’est formé.
Spécialiste de la littérature du XVIIIe siècle, Jean Starobinski a aussi bénéficié d’une formation médicale : il s’est inscrit en médecine après avoir achevé sa licence de lettres, et a même pendant un certain temps été médecin, comme son père. Cette double compétence lui a permis d’orienter ses recherches vers le sentiment mélancolique et ses différentes manifestations, littéraires ou artistiques. L’ouvrage qui le fit connaître, et qui demeure aujourd’hui encore un classique indépassable, est issu de cette préoccupation : Jean-Jacques Rousseau : La transparence et l’obstacle (1958). Avec le recul, Starobinski confiera : « bien sûr, je n’avais pas abordé Rousseau en psychiatre, mais j’ai été un peu psychiatre en lecteur de Rousseau ». Cette réflexion s’est imposée au jeune critique à partir d’un travail qu’il avait entrepris sur le thème du masque de l’hypocrisie dans la littérature. Tout le livre explore l’affrontement chez Rousseau du pathos et du logos, d’une souffrance de l’exclusion retournée en acte d’accusation contre la société. Starobinski montre comment, au terme de cette dialectique, c’est le rapport de l’être avec le langage qui se trouve redéfini, dans un sens qui annonce toute la littérature moderne : « il a été le premier à vivre d’une façon exemplaire le dangereux pacte du moi avec le langage : la ‟nouvelle alliance‟ dans laquelle l’homme se fait verbe ».
Ce livre sur Rousseau est exemplaire de ce que seront toujours la méthode et la visée critiques de Starobinski. Fidèle à ses maîtres, Albert Béguin et Marcel Raymond, il appartient à l’« école de Genève » (comme Jean Rousset), dont il est sans doute la figure la plus éminente. Loin de toute obsession autoréférentielle (qui s’est répandue comme on le sait dans la « nouvelle critique » des années quatre-vingt), ces auteurs genevois ont toujours entendu référer l’œuvre à un acte ou à un état de conscience dont elle procède. L’œuvre en effet ne se constitue pas comme un objet esthétique clos qui trouverait en lui-même sa propre justification, et Starobinski y revient souvent : « Dans le domaine de l’essai, mon point de départ est […] le saisissement, l’intuition d’une question où notre vie est impliquée ».
Dans sa matière comme dans ses formes, l’œuvre traduit donc un acte de conscience singulier, et propose à ce titre une « vision du monde » propre à l’auteur (c’était l’intuition de Proust). Comment retrouver cet acte de conscience ? En coïncidant avec le moment de la création, en fusionnant avec la conscience de l’auteur ? C’était le point de vue de Jean Rousset. Jean Starobinski, médecin formé à l’école du rationalisme et de la lucidité, a toujours refusé cette assimilation, selon lui mystifiante. La conscience du lecteur rencontre celle de l’auteur et dialogue avec elle, mais sans s’abolir dans une quelconque fusion. De ce choix découle ce que Starobinski a nommé la « relation critique » (titre d’un de ses ouvrages), où alternent la sympathie et la distance. Le vrai critique est celui qui est toujours suffisamment proche de l’œuvre pour en percevoir et en rendre les résonances profondes ; il maintient aussi toujours une distance suffisante pour l’éclairer, la replacer dans son contexte, en analyser l’agencement.
Cette double exigence donne leur richesse féconde aux études ici réunies. Elles croisent une gamme très étendue de savoirs. Ayant enseigné à Genève l’histoire des idées, Starobinski est parfaitement à même de resituer une œuvre dans son contexte idéologique. Il mobilise également toutes les sciences du texte, qu’elles relèvent de l’histoire littéraire, de la stylistique ou de la linguistique. Et son savoir médical vient en surplomb donner un sens psychologique à ses analyses, sans jamais pour autant réduire le texte à un symptôme. L’approche des œuvres qu’il développe dans ces études procède de cette vision binoculaire. Sans jamais céder aux facilités un peu pesantes de l’exposé, il sait toujours tisser dans son propos toutes les références culturelles nécessaires ; mais il n’hésite pas, inversement, à proposer des micro-lectures, de petites « explications de textes » aussi précises que pertinentes, relevant telle ou telle séquence sonore, telle construction syntaxique, tel emploi d’un mot (les maîtres de Starobinski, Albert Béguin et Marcel Raymond, étaient les héritiers de la tradition philologique allemande). À la façon des « fleurs japonaises » évoquées par Proust, Starobinski tire toujours de ces remarques analytiques des perspectives aussi vastes qu’éclairantes.
On reste étonné et admiratif de la diversité des centres d’intérêt et des compétences de Starobinski (l’introduction nous apprend qu’il partait en vacances « avec une camionnette remplie de livres et de numéros de revues » et qu’il a accumulé en quarante ans quelque « trente mille à quarante mille livres »). On connaissait depuis longtemps son intérêt pour Baudelaire, dont certains articles présentent ici des analyses magistrales (« Baudelaire est le poète des fonds spirituels, sataniques ou irradiants » ; on lira avec émotion l’analyse du poème « Je n’ai pas oublié… » que Baudelaire avait écrit pour sa mère, sans qu’elle le remarque, où « l’imagination nostalgique répare l’absence, le deuil par l’apothéose solaire du père »). Beaucoup découvriront dans ce recueil la connaissance – remarquable d’acuité – que Starobinski a de Ronsard, d’Agrippa d’Aubigné, de Pierre Jean Jouve (qu’il a personnellement bien connu, et dont il est l’un des meilleurs commentateurs : « Pierre Jean Jouve est l’un des rares écrivains de notre temps qui auront adressé à l’art une demande absolue »). On est frappé aussi par la justesse et la profondeur de ses analyses de Valéry (à qui bien peu de critiques acceptent de se frotter) : « Sans doute est-ce dans l’exaltation salubre du réveil que Valéry a trouvé sa joie et reconnu sa puissance personnelle, mais quelle profonde curiosité de l’événement qui occupe l’autre bord du sommeil, quel secret désespoir d’une conscience qui s’étudie jusqu’à imaginer sa perte, et se prépare à descendre aux enfers ! »
Starobinski est le seul des grands critiques de son temps, avec Jean-Pierre Richard peut-être, à faire ainsi confiance aux poètes, c’est-à-dire aux moins théoriciens des écrivains, à ceux chez qui le silence même résonne. Cette sensibilité à la poésie le conduit pareillement vers les arts. Ses textes consacrés aux peintres (Goya, Füssli, Van Gogh, Henri Michaux, entre autres), ou à des questions transversales dans les arts plastiques (« Les chemins du regard », « Le Rococo », etc.) sont d’une pertinence exceptionnelle. Dans l’acte du regard, viennent chez Starobinski se nouer l’émotion esthétique, la culture et la connaissance de l’histoire, la démarche analytique, et surtout une rare capacité à donner sa densité humaine à la création des formes. Comme dans le magistral éclairage sur Goya : « Pour Goya (comme pour Diderot et bientôt pour les romantiques), [l’]origine première n’est pas un principe idéal mais une énergie vitale. Énergie qu’il interroge dans l’œil des taureaux, dans la chevelure des Majas, dans le tumulte populaire, dans les couleurs du monde. […] il laisse pour les autres (pour les ‟antiquaires‟ de Rome) le dieu grec travesti en animal, le blanc taureau mythologique, celui qui enlève Europe : il peint la bête noire qu’on tue dans les arènes de village. […] La vie va coude à coude avec la mort ». Quant au personnage du premier plan dans le Tres de mayo (3 mai 1808) : « Goya a su donner à son visage sans beauté l’expression simple qui se trouve à la fois au-delà du courage et de l’épouvante. Les bras tendus dans la posture de la crucifixion, des plaies aux mains, cet Espagnol aux traits grossiers acquiert soudain la dimension du Juif éternel, de l’Homme humilié par l’homme. »
L’intelligence critique de Starobinski est tout aussi exceptionnelle dans les textes qu’il consacre à la musique, art qu’il a pratiqué dans son cercle familial (avec des études au conservatoire, une belle-mère qui avait reçu une formation de concertiste, des enfants musiciens …). Il est capable d’écrire sur Monteverdi comme sur Mahler et Stravinski. C’est d’ailleurs peut-être dans ces textes qu’il se livre le plus directement, comme si la musique, par sa puissance émotionnelle, abaissait les barrières de discrétion que s’impose l’universitaire. Commentant le chœur de La Flûte enchantée de Mozart, qui chante après le départ du maître, Starobinski confie : « Dans notre âge d’exil de la vérité, nous sentons que ce chœur désolé parle avec notre voix. Et c’est la raison pour laquelle il peut arriver que nos yeux se remplissent de larmes, quand Mozart chante l’imminence de l’aurore. » Telle est cette « beauté du monde » qui donne son titre au recueil : une promesse, traversée de mélancolie, sublimée esthétiquement par l’art, et dont l’acte critique déploie les résonances.
Daniel Bergez
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