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Entretien avec John Jefferson Selve

Propos recueillis par Véronique Bergen

Sur l’échiquier des revues et magazines, Possession immédiate tranche par son statut inclassable, par la signature élégante, d’une aristocratie de la marge que lui donne son rédacteur en chef, John Jefferson Selve. Derrière son titre chamanique emprunté à Rimbaud sous le signe duquel la revue se place, vit un objet littéraire qui voyage sur les terres du verbe et de l’image, qui explore la fine pointe des créations contemporaines (en littérature, philosophie, photographie, cinéma, mode, musique, etc.). Les explorations de l’expérience intime s’y nouent à des incursions dans le vif d’une actualité en crise. Possession immédiate performe ce que son titre annonce, crée une scène à part où se délivre un esthétisme politique, un dandysme engagé. Chaque numéro offre un rendez-vous secret aux chercheurs d’un ailleurs dans l’ici-bas. Gageons que l’aura de la revue n’en est qu’à ses balbutiements. S’y donne à percevoir un style en sécession par rapport à la vitesse mortifère des vocables recyclés et des images dévitalisées dont l’époque nous bombarde.

Véronique Bergen : Depuis sa création, en 2014, au fil de cinq numéros qui déconstruisent chaque fois différemment les enjeux, les séparations du lire et du voir, Possession immédiate entend offrir aux créateurs atypiques et aux lecteurs une « tectonique » des plans de pensée, de sentir. Quels ont été les ferments esthétiques, les catalyseurs qui vous ont poussé à fonder cette revue ?

John Jefferson Selve : C’est une affaire de circulation : qu’est-ce qui donne à voir, à lire et à écouter aujourd’hui ? comment engager la phrase et l’image en un lieu ? Surtout quand on décide d’abolir frontières et catégories, que ce soit entre les images et les textes ou à l’intérieur même de ces deux expressions. Écriture littéraire, interviews, philosophie, photographie argentique, utilisation d’images « dégradées » de téléphone portable, etc. L’enjeu était de trouver un lieu qui tente de figurer tout cela. Et, pour citer un livre dont j’aime beaucoup le titre, Logique de la sensation de Gilles Deleuze : « Il y a deux manières de dépasser la figuration (c’està-dire à la fois l’illustratif et le narratif) : ou bien vers la forme abstraite, ou bien vers la Figure. Cette voie de la Figure, Cézanne lui donne un nom simple : la sensation. La Figure, c’est la forme sensible rapportée à la sensation ; elle agit immédiatement sur le système nerveux, qui est de la chair. Tandis que la forme abstraite s’adresse au cerveau, agir par l’intermédiaire du cerveau, plus proche de l’os. Certes Cézanne n’a pas inventé cette voie de la sensation dans la peinture. Mais il lui a donné un statut sans précédent. La sensation, c’est le contraire du facile et du tout fait, du cliché, mais aussi du “sensationnel”, du spontané, etc. La sensation a une face tournée vers le sujet (le système nerveux, le mouvement vital, “l’instinct”, le “tempérament”. » J’avais envie d’une revue avec ce tempérament là.

V. B. : Vous aviez participé à la création de la très belle et envoûtante revue Edwarda, à laquelle Sam Guelimi, sa fondatrice, procurait un visage radicalement personnel. Pouvez-vous évoquer les lointains astres tutélaires qui inspirent Possession immédiate, Rimbaud, Nietzsche, Guyotat…, ou les astres proches, comme Jean-Jacques Schuhl ?

J. J. S. : Avec Sam Guelimi, nous avions envie d’une revue « érotique » qui ne soit pas l’œuvre de vieux briscards de l’érotisme ; elle a œuvré esthétiquement et avec une grande liberté autour de ses propres astres. Tous les noms que vous évoquez sont des références remarquables. Pour ne citer que Jean-Jacques Schuhl, c’est le premier écrivain que j’ai contacté pour Edwarda en 2009. Il est toujours présent avec Possession immédiate. Nous sommes devenus amis. La revue fonctionne beaucoup par rencontres.

V. B. : Une des lignes de fond de la revue (qui va au-delà du cadre de la revue, décloisonne les genres, dynamite les étiquettes) entend produire un espace-temps à l’écart de l’aseptisation de la pensée, un acte de piraterie esthète, soustrait au pouvoir, à l’ordre aliénant. Pouvez-vous développer ce que, dans vos éditos, vous appelez « logique de sensation », « pensée fauve », outrepassement de la scission entre langage et regard ?

J. J. S. : La logique de la sensation telle que je l’entends consiste à sortir de la caricature permanente de notre époque, celle des commentaires à n’en plus finir, de cette foire aux atrocités que peuvent être les mass media ou une manière de voir qu’on nous impose. On évide le langage pour ne garder qu’une carcasse dont nous sommes tous les vautours au quotidien. Mais, au fond, rien de nouveau ici : « Celui qui veut savoir la vérité concernant la vie dans son immédiateté, il lui faut enquêter sur la forme aliénée qu’elle a prise », écrivait Adorno dans Minima moralia. « Aucune pensée n’est immunisée contre les risques de la communication », disait-il encore. Les revues, pour la plupart, naissent contre ces états de fait. Et c’est tant mieux ! En cela, elles sont souvent très intéressantes, même si, par réaction, elles sont parfois trop fermées sur elles-mêmes. Possession immédiate tente l’aventure de la non-catégorisation. Notre seul problème est d’être difficilement résumables. Aujourd’hui, tout est « pitch », pour parler en bon communiquant. À ceux qui me demandent, je réponds « inclassable » ou de se faire leur propre opinion. J’aime l’idée – et la revue est construite comme cela – que ce soit une déambulation. Je n’aime pas trop les modes d’emploi.

V. B. : À la prolifération vide des signes iconiques et scripturaux, Possession immédiate oppose une alchimie du verbe, une transfiguration de l’image. Peut-on placer l’aventure que vous menez sous le signe d’une histoire de l’œil (par-delà la seule référence à Bataille) ?

J. J. S. : Une histoire de l’œil, assurément. J’ai lu Logique de la sensation – et ainsi fait du titre de ce livre le fil rouge de notre conversation – grâce à l’exposition Francis Bacon à Beaubourg en 1996. Ce que j’ai vu alors a fracassé l’état d’esprit que je pouvais avoir. Je suis inculte en peinture. Ce que je connaissais venait de Baudelaire, d’un livre sur les avant-gardes du XXe siècle et des écrits de Pierre Michon. Mais c’était une telle impression, une telle force d’expression en dehors des enjeux d’abstraction ou de figuration… Bacon touche, pour reprendre une expression de Bataille, à un fond des mondes, une Antéforme (pour reprendre le titre d’un grand roman de Mehdi Belhaj Kacem). Et, à vrai dire, il n’y a que cela, cette force de sensation – avec le monde de l’enfance –, de suffisamment puissant, je crois, pour donner l’élan de vie dont nous avons besoin. C’est tout l’enjeu du travail d’un cinéaste que j’admire : Philippe Grandrieux. À sa manière, il y répond dans un long entretien accordé à l’occasion du dernier numéro de Possession immédiate. Je réponds à tâtons à votre question mais tout cela irrigue fondamentalement la revue.

V. B. : Comment s’invente à chaque numéro, avec un noyau de collaborateurs fidèles (Ferdinand Gouzon, Yannick Haenel, JeanJacques Schuhl, Mehdi Belhaj Kacem, Mathieu Terence, Georgina Tacou, Alban Lefranc), l’alliance entre une évasion onirique et une saisie politique des points de dérèglement de l’époque ?

J. J. S. : Avant tout, les gens que vous citez sont des amis, c’est essentiel. Ça ne veut pas dire que la revue fonctionne en vase clos, bien au contraire. Mais disons que cette cellule amicale constitue le nerf de Possession immédiate. Plus que d’onirisme, je parlerais d’expérience, du fait d’éprouver une sensation. Chacun a en soi une grande force d’évocation et d’analyse mais aussi une conscience du monde qui l’entoure. C’est une chance pour moi. Pour chaque numéro, j’utilise un thème, il s’agit souvent d’un mot galvaudé, vidé de son sens, comme « liberté » par exemple. Et chacun se l’approprie. Pour le numéro en cours, je voulais revenir sur les mots de « courage » et de « résistance ». Ils étaient devenus dans les médias, après les attaques de Paris, la définition ridicule d’un mode de vie. Ces mots étaient tellement corrompus que finalement nous avons bifurqué sur les deux beaux mots d’« intrépide » et de « réfractaire ». Vous évoquiez dans la question précédente l’idée d’alchimie et de transfiguration, il y a un peu de cela. Mais alors à travers un principe de sensation qui, dans ces temps indignes, souhaiterait que l’on ressente à nouveaux frais les principes de compassion, de dignité, de honte… Je nous trouve anesthésiés de ce point de vue. En plein bourbier. C’est délicat d’en parler aussi vite tant l’enjeu est grand. Mais le dire n’est pas se lamenter, bien au contraire. C’est une conjuration politique en faveur de la vie. 

La revue est en vente aussi sur le site :  www.possession-immediate.com