Je ne me pose guère la question de savoir si j’aurais sélectionné les mêmes entrées que lui ni même si je juge souhaitable de m’intéresser à un artiste controversé pour son attitude durant les sinistres années quarante. Je le remercie de sa démarche « à sauts et à gambades » (selon l’expression heureuse de Montaigne), qui nous permet de lâcher la bride à notre mémoire, que ne manque pas de stimuler notre imagination, « la reine des facultés » d’après Baudelaire – que de citations et de guillemets ! Ne sont-ce pas la vertu et le tribut des dictionnaires ?
On lit Tintin à tout âge, on ne le lit pas de la même façon selon les âges. Enfant, c’est le divertissement immédiat qui prime, les rebondissements de l’intrigue, le suspense entretenu par une technique narrative à la fois simple et habile et dont on n’a pas forcément conscience. Pendant les années cinquante du siècle écoulé, internes au lycée Lakanal (une façade à Bourg-la-Reine, une façade à Sceaux), nous étions nombreux qui attendions impatiemment, chaque semaine, l’arrivée clandestine du magazine où se déroulaient les exploits du petit reporter à la houppette, de sorte que je confirme sans réserve l’opinion d’un exégète, Pierre Sterckx, citée par Algoud : « Ainsi la stupeur de la page et la magie de l’aventure se mêlent inextricablement dans la joie toujours renouvelée de la lecture » (in Le Musée imaginaire de Tintin). Hergé n’avait qu’un seul concurrent, Edgar P. Jacobs, lequel avait été l’un de ses meilleurs collaborateurs avant de prendre son envol et de nous distiller la délicieuse angoisse de La Marque jaune, que je continue de porter au pinacle. Dois-je ajouter que je suis redevable à Hergé de mes premières rencontres avec les figures de rhétorique, grâce aux jurons du capitaine Haddock, qui ne lésinait pas sur les « catachrèses », sortes de métaphores lexicalisées qui ne sont plus ressenties comme telles – définition qui est sans doute le cadet des soucis du capitaine, d’autant plus en verve qu’il s’est imbibé de sa surdose d’alcool.
Loin d’amoindrir notre curiosité et notre contentement, la maturité recourt à la réflexion pour maintenir et même accroître notre délectation. Certes, nous risquons la douche froide quand la question idéologique s’invite dans l’histoire, parasitant notre émotion, la suspendant, l’orientant autrement. Nul doute, hélas : éduqué dans les milieux catholiques d’extrême droite, Hergé n’a pas manqué d’encourir, à juste titre, les accusations de racisme, de colonialisme, d’antisémitisme, de collaborationnisme. Sans nier ces aspects déplaisants, condamnables et condamnés dont on trouve des vestiges, ensuite corrigés, dans les albums du dessinateur, ce n’est pas faire preuve de laxisme que de pardonner ces errements en arguant du mea culpa du créateur de Tintin, et en consentant à jouir des « prolongements ludiques de l’œuvre d’Hergé ».
Stimulé par la lecture du dictionnaire d’Albert Algoud, j’ai relu un album qui m’apparaît d’autant plus réussi que l’intrigue en est plutôt maigre et particulièrement prosaïque. Il s’agit des Bijoux de la Castafiore (1963). Y défilent, avec un déferlement d’humour, dans le décor du château de Moulinsart, les principaux personnages de l’univers tintinologique. On peut vérifier la subtilité, la maîtrise, le brio avec lesquels Hergé construit et conduit son invention autour du thème des bijoux volés. Dès la première case, le mot de l’énigme nous est révélé, à notre insu, évidemment : la pie du parc est la coupable du larcin, cette pie qui s’imprime aussi à la dernière case, supplantée par le perroquet adonné à la vaine, à la maniaque répétition qu’on appelle « psittacisme », source de comique. Et comme l’héroïne est une cantatrice, comme chacun sait, Hergé nous offre le luxe d’une complicité savante, en introduisant la référence à La gazza ladra, l’opéra de Rossini où triomphe « le rossignol milanais », alias Bianca Castafiore. Laquelle, victime momentanée du prétendu vol de ses bijoux, fait un lapsus on ne peut plus révélateur, changeant Gounod en « Gounid », autrement dit le nid du goût, goût des pierres précieuses, goût de la musique, goût de l’humour, etc. Hergé nous accorde la liberté de broder selon notre fantaisie.
Faut-il dire un mot de l’érotisme, ou plutôt de son absence ? Albert Algoud l’évoque, juste l’espace qui convient. C’est simple : pas de place, dans la bande dessinée de ce temps-là, pour le sexe. À l’attention des lecteurs que cette absence frustrerait, on peut signaler, datant de 1980 environ, La Vie sexuelle de Tintin, qui a pour auteur le post-surréaliste belge Jan Bucquoy ; celui-ci déploie un délire obscène sans retenue.
« Êtes-vous tintinologue ? » Si tel n’est pas encore le cas, l’ouvrage d’Albert Algoud vous aidera « à trouver la voie », comme il est prescrit dans Le Lotus bleu (1946).
Serge Koster
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