Velimir Mladenović : Comment la nouvelle « L’oranger » de Carlos Fuentes a-t-elle influencé votre travail sur ce roman ?
Laurent Binet : Je travaillais déjà sur mon roman lorsque j’ai découvert la nouvelle de Carlos Fuentes sur la conquête du Mexique, et le fait qu’il fasse envisager par l’un de ses personnages la possibilité d’une conquête à l’envers m’a évidemment fait sourire. Au-delà de cela, cette nouvelle a contribué à me faire percevoir le rôle primordial des truchements, c’est-à-dire des interprètes, dans la conquête des Amériques, et notamment du personnage, fascinant entre tous, qu’a été la Malinche, traductrice, maîtresse et conseillère de Cortés, sans laquelle ce dernier n’aurait jamais pu triompher de Moctezuma.
Je suis fasciné par l’épisode de Cholula, que j’ai d’ailleurs transposé dans mon roman à Tolède : Cortés et ses hommes sont accueillis dans la ville de Cholula, mais une vieille Indienne vient avertir la Malinche (cette esclave qui a été offerte à Cortés par des caciques locaux) que leurs hôtes ont décidé de massacrer les Espagnols le lendemain à l’aube. La vieille Indienne vient prévenir la Malinche pour qu’elle se sauve et échappe au carnage, mais celle-ci va avertir Cortés, qui décide de prendre les devants et, préventivement, organise une Saint-Barthélemy, tuant plus de trois mille Indiens dans la nuit.
Je ne pouvais pas intégrer la Malinche à mon récit pour des raisons chronologiques, mais c’est elle qui a servi de modèle à plusieurs de mes personnages féminins et, en premier lieu, à Higuénamota, fille d’Anacaona, reine d’une tribu de Taïnos en Haïti, que mentionne Christophe Colomb dans son journal. Mais la Malinche est aussi le modèle d’Éléonore d’Autriche, sœur de Charles Quint et épouse malheureuse de François Ier. Pour plusieurs raisons, à la fois historiques et liées au développement de ma fiction, il n’était pas illogique, dans mon roman, qu’Éléonore, lorsque les Mexicains envahissent la France, trahisse son mari et tombe dans les bras de Cuauhtémoc, contribuant à la défaite et à la chute du royaume de France.
VM : Votre roman porte un nom semblable au jeu vidéo Civilization, dans lequel les Incas peuvent conquérir l’Europe. Pourquoi avez-vous choisi de jouer à la fois avec l’histoire et Civilization ?
LB : J’aime l’idée que le roman soit avant toute chose une entreprise ludique et je souscris absolument à la règle qu’il faut prendre les jeux très au sérieux, sinon cela ne vaut pas la peine.Lorsque je jouais à Civilization, le jeu vidéo, j’étais mû par le désir de construire les villes les plus belles possible et j’étais extrêmement chagriné lorsque l’une d’elles tombait aux mains d’une civilisation concurrente, ou bien était endommagée, voire détruite par des guerres ou des catastrophes naturelles. J’ai toujours été fasciné par le paradoxe, lié au pacte de lecture, qu’est la suspension d’incrédulité demandée au lecteur : on sait que c’est faux, mais on tremble quand même, on pleure quand même, on éprouve de la crainte et de la pitié. Avec une uchronie, le défi me semblait encore plus difficile, et c’est aussi, sans doute, ce qui m’a motivé : comment faire oublier au lecteur que les Indiens n’ont pas envahi l’Europe, alors que, dans le même temps, une uchronie ne vaut que dans l’écart que l’on perçoit avec la véritable histoire ?
VM : Tout est renversé : l’Europe est le Nouveau Monde, ses habitants sont les Levantins. Les catholiques sont « tondus ». Comment ce roman reflète votre combat contre la mondialisation et le capitalisme ?
LB : Je ne suis pas un combattant, je ne suis qu’un romancier, mais il est vrai que le système capitaliste m’a toujours fait horreur, en ce qu’il est à la fois injuste et profondément absurde : la croissance sans fin m’a toujours semblé un horizon particulièrement mortifère, comme un train lancé à pleine vitesse contre un mur, et ses modalités concrètes tout à fait scandaleuses (puisque, pour faire court, il s’agit principalement de garder des ouvriers-esclaves vissés à des chaînes de production pour assembler nuit et jour des objets largement inutiles qui nourriront une consommation de masse, seule garante de la survie du système). Le plus grand scandale, dans tout ça, étant peut-être que cette absurdité soit savamment dissimulée et travestie en valeurs positives, telles que « libéralisme » et autres slogans orwelliens (ou même nazis : « Le travail rend libre »).
Cela dit, à ce moment qu’est la naissance du capitalisme, au début du XVIe siècle, j’ai été également fasciné par un personnage tel que Fugger, le banquier allemand, dont la fortune colossale a décidé de l’attribution du Saint Empire romain germanique à Charles Quint, contre son concurrent François Ier. Fugger n’était certes pas un saint, mais enfin, il a bâti sa fortune en affrétant des bateaux pour aller chercher des épices en Inde, ce qui est un peu plus romantique que de produire des voitures ou des téléphones ou de mauvais vêtements à la chaîne. Je n’oublie pas qu’il a aussi exploité des mines d’argent en Europe centrale, mais le capitalisme de cette époque, dans la mesure où il était associé à des entreprises commerciales particulièrement aventureuses, n’était pas dénué d’une certaine grandeur. Il n’en demeure pas moins que Fugger et ses collègues d’Augsbourg, de Gênes ou d’Anvers sont bien les ancêtres de nos banquiers d’aujourd’hui et les pionniers d’un système qui va bientôt nous mener tous à notre perte.
Or l’organisation économique et sociale de l’Empire inca était bien différente, fondée sur un système de redistribution et de planification tout à fait original pour l’époque : personne ne possédait la terre, sinon l’Inca, c’est-à-dire l’État, qui la répartissait entre différentes cellules communautaires (les ayllus) au gré des besoins et de l’évolution démographique de son peuple. Par ailleurs, l’Inca tenait à la disposition du peuple des greniers qui assuraient sa subsistance en cas de mauvaise récolte et de disette. En échange, il ne levait pas d’impôt, mais exigeait une espèce de corvée équivalente à quelques mois de travail par an, pendant lesquels les habitants de l’empire, artisans ou paysans, travaillaient directement pour l’Inca. Il y avait également une forme de sécurité sociale qui faisait obligation à chaque communauté de prendre en charge les veuves, les orphelins, les vieillards et les malades.
Il ne s’agit évidemment pas de glorifier un système qui était absolument autocratique, très pyramidal et féroce à bien des égards, mais de noter une alternative intéressante et originale à l’économie de marché, qui est devenue le modèle unique de toute la planète. Envisager le système inca pénétrant l’Europe au XVIe siècle, c’est faire droit à cette phrase de Patrick Boucheron que j’aurais pu mettre en exergue de mon roman : « D’autres mondialisations étaient possibles. » D’un point de vue romanesque, je trouvais ça d’autant plus intéressant que le système inca pouvait rencontrer les revendications des paysans allemands de l’époque, dans la lignée de la guerre des paysans menée par Thomas Müntzer en 1525. Cortés avait saisi les opportunités qui s’offraient à lui pour s’emparer de l’Empire aztèque (croyance dans le retour du dieu Quetzalcóatl, parti sur la mer de l’Est, populations opprimées en lesquelles les Espagnols ont trouvé des alliés…) ; Atahualpa, dans mon roman, en ferait de même (mise en avant de sa religion du Soleil, au moment où Copernic promeut l’héliocentrisme ; alliance avec les juifs et les morisques opprimés en Espagne, avec les paysans exploités en Allemagne…).
VM : Civilizations est un roman et un voyage au sein des genres littéraires. Quel genre est-il pour vous le plus adéquat pour raconter cette histoire ?
LB : Civilizations est avant tout une épopée, qui se décline en plusieurs sous-genres : saga islandaise pour l’introduction, journal de bord pour la partie sur Christophe Colomb et pastiche de Don Quichotte pour la dernière partie. La troisième partie, qui forme le plus gros de l’ouvrage, est davantage hybride : elle s’inspire des chroniques de la conquête espagnole, notamment du fantastique récit de Bernal Díaz del Castillo sur la conquête du Mexique, et de la très belle somme que sont les Commentaires royaux sur le Pérou des Incas d’Inca Garcilaso de la Vega, mais aussi de récits picaresques comme le Lazarillo de Tormes, des écrits de Machiavel, d’Érasme, de Thomas More, des lettres d’ambassadeurs de l’époque, etc. Mais je dois aussi confesser un modèle anachronique : le Salammbô de Flaubert, qui reste pour moi le plus beau roman d’aventures qu’il m’ait été donné de lire.
[Laurent Binet est l’auteur de HHhH (Grasset, 2010, prix Goncourt du premier roman), de La Septième Fonction du langage (Grasset, 2015, prix du roman FNAC, prix Interallié) et de Civilizations (Grasset, 2019). Il a été professeur de lettres pendant dix ans en Seine-Saint-Denis.]
Velimir Mladenović
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)