Elle accueille les étrangers, vivant à Paris ou de passage, comme Walpole, Gibbon, l’abbé Galiani, Pietro Verri, Beccaria... Les uns et les autres sont les invités d’un de ses déjeuners hebdomadaires, le mercredi. Le lundi, ses convives sont des artistes : architectes, peintres ou sculpteurs comme Soufflot, La Tour, Joseph Vernet, Van Loo. Rien de vraiment original, si ce n’est le repas quand certaines de ses rivales n’offrent que les plaisirs de la conversation. Son originalité, reconnue, tient à cet équilibre maintenu entre la conversation savante et l’esprit, les lettres et les arts. Elle est une parfaite maîtresse de maison, exerçant sur les plus hardis de ses invités philosophes un contrôle prudent. Elle a beaucoup d’esprit, plus, sans aucun doute, que de culture. Elle respecte les règles de la mondanité et du bon ton. Ce qui importe plus que son orthographe médiocre, même quand elle écrit à ses illustres correspondants comme Catherine II ou Stanislas Poniatovski à qui elle rendit visite à Varsovie quand il monta sur le trône de Pologne.
La documentation parfois chiffrée, venue des archives de Saint-Gobain, sans refuser pour autant l’anecdote quand elle est signifiante (pensons aux manœuvres de sa fille, la marquise de La Ferté-Imbault pour faire échouer la candidature de Diderot à l’Académie), tout ceci donne à ce livre une dimension peu courante dans les biographies romancées traditionnelles. Qui s’en plaindrait ?
Si le personnage de Mme Geoffrin est un cas à part dans le monde des salons – on se moquera de son salon « bureau d’esprit », avec raison peut-être, mais par jalousie très certainement, si son goût pour les arts est très exceptionnel, la fortune qu’elle a héritée de son époux, qu’elle saura préserver des aléas, est aussi ce qui la distingue de ses rivales en mondanité culturelle et salonnière et explique, unie à une intelligence naturelle, son indéniable succès.
Voilà donc une biographie exceptionnelle. Parce qu’elle est consacrée à un personnage exemplaire de la vie culturelle du XVIIIe siècle. Mais aussi par sa rigueur, l’amplitude de son information, la pertinence de ses analyses à partir des éléments factuels.
J’espère ne pas être le seul à affirmer que cette biographie constitue un modèle du genre, dont il faut remercier son auteur, chartiste, et les éditions Fayard, qui, on peut heureusement le croire, n’ont pas exigé des coupures et des simplifications dans les notes, les annexes et les références.
Passons à un autre genre, dont la codification ne date pas de notre temps, malgré le succès dont bénéficient aujourd’hui les écrivains voyageurs, mais s’est définie, pour une part importante, avant d’évoluer, durant l’Âge classique. Le Voyage philosophique d’Angleterre le rappelle et incite à y réfléchir puisque nous n’avons que très peu d’informations sur son auteur M. de La Coste. Nous savons qu’il accompagna le duc de Chaulnes en Angleterre. Ce dernier était fort colérique, mais aussi membre de la très prisée Royal Society of London for the improvement of Natural Knowledge.
Il n’est pas rare que le récit de voyage se pare d’éléments de crédibilité empruntés à la fiction romanesque, ou utilise certaines de ses formes. Ici l’éditeur explique que ces lettres lui sont parvenues par hasard (un portefeuille d’une succession). Rappelons trois autres traits du récit de voyage. Le voyage en Italie, fréquent depuis le XVIe siècle n’est plus guère le fait que des artistes, peintres ou sculpteurs. En échange, on va en Angleterre. La politique, le social remplacent la découverte de l’art et de l’Antiquité. La liste des continentaux, simples visiteurs ou résidants, est impressionnante, sans compter les protestants français, nombreux en Grande-Bretagne. Deuxième trait, le récit doit permettre à ses lecteurs de reconnaître le pays visité tel qu’on l’a déjà décrit et présenter des aspects nouveaux susceptibles de les surprendre et de modifier un tant soit peu leurs certitudes. La lecture oscille entre la reconnaissance satisfaite et la découverte d’éléments inattendus. Enfin, toute description d’un pays, lointain ou proche, se fonde sur une comparaison implicite ou explicite avec la patrie du voyageur. Tous ces éléments présents dans ce voyage montrent qu’il respecte les codes littéraires du voyageur. Mais signes des temps, on y trouvera aussi des épisodes romanesques, au hasard des rencontres, de récits rapportés ou des émotions éprouvées par le voyageur.
L’itinéraire, l’état des routes et des auberges, les moyens de transport sont des thèmes traités quand s’initie le voyage. On commence par les douanes, les taxes imposées. Le premier contact avec « l’île de la liberté », c’est une explication sur ces étranges monnaies anglaises, différentes des unités comptables du continent. On en vient vite aux auberges, supérieures aux françaises, à leurs lits mieux tenus, aux routes aussi. Quand on arrive à Londres, on passe des routes aux rues avec leur dessin utile, l’absence de quai, et, des fenêtres murées, souvenir curieux de l’exécution de Charles Ier. La description de Londres mêle anecdotes et considérations générales, sur les brigands peu sanguinaires des bois qui entourent la ville, le rôle joué en milieu urbain par la police de proximité qu’exercent les watchmen, sur les exécutions capitales et leur surprenant rituel. Un rapide voyage en province appelle d’autres considérations : le logement de la gentry, l’industrie, parfois venue en Angleterre avec les Huguenots chassés, l’accueil froid des Anglais, qui passerait ailleurs pour une impolitesse. M. de La Coste pourtant voyage peu. C’est à Londres qu’il séjourne. La préface d’Isabelle Bour, avec une grande précision, reconstitue l’histoire de ce voyage, sa chronologie, les lieux visités, les personnes rencontrées et fournit toutes les hypothèses plausibles quand l’information fait défaut.
Reconnaissons à La Coste une infatigable curiosité. Il va même dans des lieux difficilement prévisibles, les tavernes, les usines et les ateliers, les tribunaux, une salle de boxe. Mais aussi dans un asile de fous et un orphelinat. À partir des lieux qu’il visite, on peut reconstituer son regard ethno-anthropologique. On est loin du Voltaire des Lettres philosophiques, malgré l’esprit voltairien du voyageur.
Ce voyage est donné comme philosophique. Certains de ses thèmes traduisent une connivence idéologique comme l’accent mis sur la bienfaisance à l’origine des orphelinats, des hospices, mais aussi l’intérêt pour le commerce ou l’éducation. Je serais tenté d’ajouter à toutes ces raisons, le besoin de témoigner sans s’imposer les limites de la bienséance comme le confirment les allusions au libertinage, à la prostitution, ou ce passage sur un marchand de préservatifs. Il existe aussi un positionnement singulier face à ce qui est vu et rapporté. Le fait noté appelle un commentaire, la mise en avant d’une signification qui le dépasse. Le voyageur se souvient de L’Esprit des lois. Tout fait sens pour son regard. La philosophie pousse à retrouver « l’esprit général d’une nation ». Pour les Anglais, le goût de la liberté, l’esprit marchand, un certain utilitarisme, dont le Voyage fournit des illustrations, le contrôle de soi (le flegme), une grande rigueur chiffrée qui flatte le physiocrate qui voyage.
Pour clore ce tour d’horizon dix-huitièmiste, je voudrais signaler la publication du premier volume des Œuvres complètes de Destutt de Tracy. On annonce huit volumes, dont sept à paraître à la Librairie philosophique J. Vrin. L’introduction, l’édition et les notes sont dues à Claude Jolly. Le volume contient les premiers écrits : ceux qui ont trait à la période révolutionnaire : contre la condamnation de la Révolution par Burke, opinion sur les affaires de Saint-Domingue, mémoires de Destutt, alors interné, pour sa libération. Ensuite l’ensemble des écrits consacrés à l’éducation. Cette édition est la bienvenue. Sans doute les Idéologues ne suscitent plus le même intérêt qu’il y a quarante ans et plus, et dont je me demande s’il ne reposait pas sur une approche biaisée du terme Idéologie. Il y aurait beaucoup à dire sur Destutt, figure emblématique d’une noblesse gagnée aux idées des Lumières – il rendra visite à Voltaire à Ferney, victime de la Terreur (il sera emprisonné plus de onze mois) –, et qui, au moment de la chute de la Monarchie (août 1792), comme l’avance Claude Jolly, prend conscience de la nécessité de doter la France d’une philosophie adaptée aux conditions politiques nouvelles. Souhaitons que cette édition, parfaitement établie et commentée, donne un nouvel élan aux études consacrées aux Idéologues.
Jean M. Goulemot
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