Anecdotique en effet que ce métier de footballeur. L’essentiel de Plonger, le récit que lui consacre Bernard Chambaz, évoque la carrière d’Enke, pour mémoire, parce qu’au moment du suicide, cela a été l’une des pistes suivies pour comprendre. Mais le premier paragraphe du livre, évoquant les circonstances de la disparition de Lara, situe le véritable enjeu de ce que l’on va lire. Si plonger est au sens propre (ou presque) l’activité première d’un gardien de but, plonger dans la mélancolie, dans une souffrance sans fin est plus général, concerne bien des gens, et donne ici toute sa densité au livre de Chambaz. L’auteur lui-même a connu ce deuil, rapporté par un récit, Martin cet été, qui racontait en 1994 la mort d’un fils, lors d’un voyage en Irlande. Et l’on songe aussi à la façon dont la mort d’une enfant trame tout ce qu’écrit Philippe Forest, depuis L’Enfant éternel jusqu’au Siècle des nuages. Dans le livre, d’autres pères rappellent qu’après le deuil, « si la vie reprend ses droits […] la mort garde les siens » quand on vient de perdre un enfant : Cantor, l’inventeur de la théorie des ensembles, retrouvera son fils dix-huit ans après la mort du garçon. Loko, footballeur au FC Nantes, perd la tête (sens de son nom en espagnol) au terme d’une année brillante (son équipe est championne de France et lui meilleur buteur), mais surtout tragique : il perd sa fille et joue aussitôt après, comme si de rien n’était.
Enke naît en RDA. Assez tôt il entre dans le milieu du football. Plonger a alors pour lui « le sens d’un envol et d’une forme supérieure de liberté ». Il joue dans un club mythique de l’autre côté du Rideau de fer, le Karl Zeiss Iena. On sait ce qu’est une éducation en Allemagne de l’Est. Cela vaut pour le sport plus que pour le reste : réussir dans ce domaine est un gage pour la suite. Après un court passage dans le championnat de l’Ouest, une fois le Mur tombé, Enke part à Lisbonne. Il devient la coqueluche du club, passe quelques années heureuses en compagnie de Teresa, son épouse. Barcelone a les yeux sur lui, et ce n’est pas rien. Mais dans une équipe vouée à l’attaque, le gardien est souvent le dernier rempart, et les rares fois où il garde les cages, Enke prend des buts. Le club l’envoie en Turquie « comme on transfère des capitaux des prisonniers des reliques ; nouvel échec. Il a l’impression de vivre un cauchemar, au milieu de supporteurs surexcités qui le bombardent à coups de pièces de monnaie ou de piles. Cela ne dure pas ; il est à deux doigts d’arrêter sa carrière. Il joue un temps à Tenerife, y retrouve le plaisir. Son retour en Allemagne, à Hanovre, le sauve ; il est si brillant qu’on songe à lui pour devenir le gardien de but de l’équipe d’Allemagne au Mondial de 2010. C’est compter sans ce qui le mine depuis trois ans.
L’écriture de Chambaz a ceci de commun avec le football qu’on a le sentiment de voir la plume courir comme un ballon. On parle d’ailleurs de « circulation de balle » et ici, au fil des pages, noms propres et mots-clés circulent, au gré d’associations rarement gratuites. Ainsi, dire qu’on est onze dans une équipe, c’est penser à ce « Elf » qui désigne le 11 de la Mannschaft, l’équipe nationale, mais aussi serait déformé en Erl, le saule, arbre de la mélancolie, qui renvoie au Erlkönig, le roi des Aulnes. Le poème de Goethe trouve son origine au Danemark ; il est pourtant si ancré dans le paysage et la sensibilité allemande qu’on ne peut l’ignorer. Enke et sa fille Lara cavalent dans une sorte de nuit qui prendra fin un dimanche de septembre avec le décès de l’enfant. Le gardien de but est l’incarnation moderne de ce roi des Aulnes sur lequel Chambaz bâtit cette variation. Laquelle donne à voir toutes les facettes du personnage, selon le principe si souvent bien illustré, de la collection « L’un et l’autre ». D’autres figures traversent le livre. Certaines sont prévisibles, comme celle du footballeur Garincha dont une jambe était plus courte que l’autre et qui désarmait les joueurs de l’équipe adverse par ses dribbles. Plus étonnante, même si le fait de boiter leur est commun, on croise Rosa Luxemburg, peu avant qu’elle ne meure assassinée. Et puis Enke rappelle Enki, poisson-chèvre, dieu de l’Abîme en Mésopotamie… Plonger c’est aussi cela, connaître la dépression, « l’enchaînement de circonstances et de mots, résignation, fatalité » que les mots Fuge ou Fügung désignent. Plus que récit, le texte de Chambaz fonctionne sur le modèle de l’œuvre de Bach, autre père frappé par le deuil, qui trouvait dans la musique une forme de réconfort, de voie pour se sauver de la mélancolie.
On se laisse donc prendre, emporter par le récit, sentant bien que derrière l’histoire d’Enke, il y a notre Histoire, celle du continent avec son ciel partagé au-dessus de l’Allemagne. Le football n’est qu’un prétexte : il s’est converti « en grande lessiveuse, en impitoyable concasseuse, en machine à accélérer le cycle de l’argent ». Autrement dit en miroir de nos passions et du monde dans lequel nous vivons. Là où se joue l’essentiel de la partie.
Norbert Czarny
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