D’emblée, Poèmes américains s’offre comme un recueil évoquant essentiellement les poèmes et les poètes qui ont fondé culturellement cette nation. Peu importe à l’auteur que ceux-là soient très connus ou beaucoup moins, c’est avec la même et réelle empathie qu’il évoque ceux qu’il a lus, élus. Il visite les maisons, les rues, les librairies, les bibliothèques publiques qu’ils ont fréquentées. L’écrivain ne verse cependant jamais dans la dévotion sans discernement. Au contraire, même quand il se penche sur leur sépulture, il n’oublie pas de remarquer « trois roses un peu fanées » sur la tombe d’Edgar Allan Poe, les « stylos emmêlés » sur celle de Henry David Thoreau ou les « stylos et les bouteilles » en guise d’ornements pour celle de Jack Kerouac. Cette traversée d’une certaine poésie américaine est en soi un vrai plaisir pour le lecteur, un plaisir où se mêlent des citations toujours judicieuses, en italique, et des considérations bien senties sur ce qu’a pu être la vie de ces écrivains-là dans ce pays-là : « et William [Carlos Williams] se répétait peut-être / du fond de sa vie pépère de médecin / époux modèle observateur minutieux / du fracas silencieux du monde alentour // Vous ne réussirez pas. Plus vous / frappez pour que je vous / suive plus je m’accroche / à mes phrases ».
Christian Garcin ne se contente pas de rendre un sincère hommage à ces hommes et femmes de lettres. Il a su trouver, chez eux, cette façon parfois plus directe de s’exprimer poétiquement, moins écrasée par le poids des traditions, qui pèsent peut-être davantage en Europe. C’est en tout cas ce qu’il met en œuvre dans sa façon d’écrire, intégrant par exemple à son texte des allusions à des séries télévisées, comme The Wire ou même Friends… Dans le même genre de démarche, il cite abondamment des extraits de correspondances et, par un art consommé du découpage et de la disposition typographique, quand il reprend les phrases d’une lettre de Jack Kerouac à Neal Cassady, cela peut donner une troublante série d’octosyllabes et d’alexandrins : « ah quels moments passerons-nous / quand j’arriverai à Frisco / chargé de butin et de haschich de Perse ». L’équilibre ainsi trouvé – entre un propos américain souvent sans fioritures et une façon de dire plus savante qu’il n’y paraît – est d’ailleurs l’une des réussites marquantes de l’ensemble.
Mais, et ce n’est pas le moins passionnant, en écrivant cet ouvrage, Christian Garcin ne se contente pas de saluer des poètes qui comptent à ses yeux. Il poursuit surtout l’élaboration de ce qu’il faut bien appeler son « œuvre ». Dans la dizaine de romans qu’il a publiés à ce jour, l’écrivain avait mis en place un système de personnages apparaissant et réapparaissant d’un récit à l’autre comme personnages principaux ou secondaires et formant, toutes proportions gardées bien sûr, une sorte de nouvelle Comédie humaine. Les jeux, même les meilleurs, finissent néanmoins par lasser, et ce principe d’écriture avait été mis en sourdine ces derniers temps… Avec ce nouveau livre pourtant, Christian Garcin renoue visiblement avec cette fantaisie créatrice qui lui va si bien. Ainsi n’hésite-t-il pas à nous dévoiler la façon dont certaines personnes, croisées dans les villes ou dans ses lectures des auteurs nord-américains, ont pu devenir des personnages de ses romans. À commencer par le « héros » du dernier d’entre eux, Les Oiseaux morts de l’Amérique, ce Hoyt Stapleton dont il affirme ici – mais sans l’avoir jamais mentionné dans son récit publié chez Actes Sud– qu’il s’agit d’un enfant de Neal Cassady, celui-là même qui a inspiré à Kerouac le personnage de Dean Moriarty, bien connu des lecteurs de Sur la route. Est-ce vrai ? Est-ce une autre invention d’un auteur qui n’est pas avare de ces hasards arrangés ? En tout cas, cette histoire relance à nouveau, quoique sous une autre forme, le jeu de l’auteur avec ses personnages romanesques.
Poèmes américains peut aussi être considéré comme le septième carnet de voyage de cet écrivain prolifique, qui en a déjà publié six, concernant l’Extrême-Orient, l’Asie centrale ou la Sibérie. Les caractéristiques du récit de voyage frappent dans ce texte : les toponymes yankees, les trajets en bus ou en voiture, les autoroutes et les histoires de trou dans la pliure de la carte abondent. Les notations concernant le comportement des Américains croisés dans la rue, leur façon de se vêtir, de réagir ou d’agir, ne sont pas oubliées non plus et, comme dans les meilleurs récits de voyage, sonnent juste : « tout le monde à Greenwich / (prononcer Grènitch) / se promène avec un chien ou deux / ou trois ou davantage mais dans ces cas ce sont / souvent des dog-walkers qui les mènent en groupes ».
La plupart du temps, la logique des carnets de voyage est géographique. Lisant ces Poèmes américains, nous serions bien en peine pourtant d’y suivre un itinéraire. Or c’est ici une logique chronologique qui prévaut. La première partie, « Outside », correspond manifestement aux lectures plus ou moins antérieures de l’auteur. « Inside » relate les lieux visités, les maisons où les poètes ont vécu, ce qu’il en reste (quand il en reste quelque chose) ou ce qui se dresse à la place. La dernière, « Back », concerne le retour du poète chez lui, en France, où il pose un regard changé par le voyage sur son quotidien, la couleur de l’air qu’il respire ici, les transformations de la végétation, les agissements de ses voisins. Il a l’intuition, à ce moment-là, de vivre une autre solitude, une solitude peuplée de questions différentes et de réponses rapportées de son voyage.
Poèmes américains est surtout l’occasion, pour l’écrivain, de s’interroger sur ses idéaux de jeune homme, de trentenaire qu’il a été et qu’il n’est plus (né en 1959, il aura 60 ans l’année prochaine). Les accents autobiographiques envahissent de plus en plus distinctement le texte. Lui aussi était « optimiste et plein de vitalité », lui aussi croyait « à la politique », comme maints de ces poètes américains qu’il évoque, avec leurs frasques et leurs bourrasques, leur vie et leur fin parfois pitoyable, hélas ! Il se remémore comment ils ont vieilli, comment ils ont fini, loin de chez eux, comme William S. Burroughs à Tanger, après avoir « fait sauter la tête de son épouse Joan » un jour qu’il était « défoncé et bourré », comme Neal Cassady aussi, mourant « seul une nuit couché sur une voie ferrée mexicaine / trois jours avant ses 42 ans février 68 », lui qui, depuis quelques années, n’était plus que l’ombre de lui-même, un fantôme que les jeunes hippies, dont il essayait d’attirer l’attention, ne reconnaissaient plus vraiment… Ce ne sont pas les pages les moins émouvantes, au demeurant, que celles où l’optimisme de la beat generation est confronté au désenchantement, à l’inquiétude qui rongent aujourd’hui notre société. Christian Garcin non plus n’imaginait pas « que vingt-cinq ans plus tard nous en serions là », avec « Trump Le Pen le salafisme en France ».
Il n’est pas nécessaire de connaître la vie de l’auteur ou ses œuvres pour apprécier ces Poèmes américains. Il suffit d’écouter cette musique doucement mélancolique…
Thierry Romagné
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