L’ensemble conjugue – et résout – des difficultés d’écriture où tout autre que l’auteur achopperait. Comment, si la moindre allusion précise à un passé douloureux de ténèbres et de deuil, de barbelés et d’anéantissement, entraîne le verbe à se rétracter comme tentacule d’anémone, comment, lorsqu’on a été conditionné non à parler mais à se taire, dire quand même l’indicible sans le crier, sans le secours d’aucun vocabulaire « élevé », dans la grisaille du parler le plus quotidien, le plus simple ? L’option d’installer le monologue sur un véritable plateau dont le lecteur, mais aussi l’auteur, attendent désespérément que le rideau se lève – cet espoir sera déçu –, une telle gageure révèle d’emblée son efficace étrangeté.
Un dispositif aussi contraignant, en effet, s’il ne vise pas à susciter un public complice – au contraire, le récitant rumine derrière la toile baissée et ne s’adresse, sauf peut-être à l’extrême fin (« tu vois », mais on ne sait pas qui est « tu »), qu’à lui-même –, permet au moins d’atténuer la pudeur panique qui, dans ce texte au flot pourtant irrépressible, menace à tout instant d’obstruer le conduit des mots. L’acteur n’est-il pas celui qui, à force de combat avec le texte, finit par y croire au point de se confondre avec lui et de le proférer coûte que coûte ?
Théâtre donc, mais à la condition expresse que tout pathos en soit banni, d’où le recours à la langue des échanges minimaux, et la référence initiale explicite (dans l’épigraphe) à Robert Walser. Dans les « dramolets » de ce dernier, pas un mot plus haut que l’autre, des situations à la limite de la banalité, une opposition farouche au grand style, l’émotion naissant par surprise d’infimes déchirures dans le tissu du réel ou plutôt de la conscience singulière et blessée qui le perçoit.
Voilà qui nous interdirait presque d’invoquer d’autres réminiscences théâtrales qui n’ont pas manqué de nous traverser l’esprit au fil d’un poème si intensément émotionnel et d’une si constante beauté dépourvue d’emphase : Beckett évidemment (un rappel de titre, celui de Fin de partie, figure en page 207), mais aussi et peut-être surtout Tadeusz Kantor. D’une certaine manière Scène tournante, en ramenant périodiquement à l’extrémité du proscénium intérieur (rappelons que celui-ci ne s’éclaire jamais, et que l’expérience des planches est convoquée dans le texte seulement par analogie) les spectres raidis des êtres chers, père et mère, dont la disparition n’a cessé de hanter l’enfant en qui se reconnaît le narrateur adulte, rejoue avec les mots seuls ce que le magicien polonais confiait de préférence à l’image et à la musique.
Les images sont en effet rarissimes dans Scène tournante, bien que l’alternance vue/aveuglement (par une main posée sur les yeux, ou quelque dérive œdipienne) y tienne un emploi notable : des couleurs, surtout le rouge, de fugaces notations de paysages remémorés ou fantasmés, des lueurs au ciel, des violettes qui sont sans doute les fleurettes de ce nom, un « miroir entouré d’ampoules blanches », comme pour inonder la tablette de maquillage d’une loge de lumière crue, des oiseaux – mais ce sont des corbeaux –, un chien, mais il ne figure que par le mot « chien » qui, comme chacun sait, ne mord pas.
Quant aux « géniteurs », comme dirait Beckett, ils sont d’autant plus présents qu’on ne les voit pas. Le père se réduit à une silhouette aperçue de dos. Il décharne plutôt qu’il n’incarne l’obsession permanente du départ et de l’absence, ce terrible creux dans le système central de l’être du récitant, qui fait de ce personnage cerné par la fatalité un laissé-pour-compte de la loterie de la mort. Plus charnelle, la mère ne l’est que par le sang qu’elle perd, dans l’accouchement (à peine suggéré), à moins qu’il ne s’agisse d’assassinat ou de maladie, de crime en tout cas perpétré pour détruire l’enfant qui ne pourra retrouver son équilibre (mot récurrent) et avancera désormais de guingois sur une scène de la vie où il ne peut que boiter en rond.
Il n’y a rien à voir dans Scène tournante. D’ailleurs les quelques couleurs évoquées ci-dessus n’ont qu’une hâte textuelle : opérer leur fusion tournoyante et se résoudre en blanc, celui du froid, du gel, ou bien disparaître dans la noirceur universelle qui, à tout prendre, serait moins désolante que le désert de glace. Rien à voir, mais tout à entendre, car de la nudité, de l’absence, émerge une voix insistante, qui semble à tout moment proche de s’étouffer, surtout quand elle parvient à articuler le mot « mère », ce qui s’accompagne parfois d’une ébauche de révolte (« À quoi je joue, là ? », page 167) ou de cri, douleur ou peut-être bien appel (« Mère – / ma mère, oh ! », page 107).
Cette voix, seul moyen pour le récitant de mimer la voix essentielle, celle de la disparue (« Voix – en fond de scène. / Voix de la mère, évanouie. / Sans jamais vraiment finir / de se faire entendre, / alors que le visage s’efface en un instant, / envahi par l’ombre », page 166) se calque sans doute sur les inflexions verlainiennes « des voix chères qui se sont tues », mais dans son timbre décalé elle ne parvient pas à gagner le registre lyrique, qui peut-être agirait comme un baume.
La musique de Scène tournante n’est pas, comme cela arrivait souvent dans Voix seule, le précédent livre d’Alain Veinstein (voir QL n° 1 038), cette petite averse harmonieuse de notes qui donne à la mélodie en collier de perles de Debussy son pouvoir cicatrisant unique. Ici, on est du côté de Phil Glass, de son refus du lyrisme qui sauve, de sa dureté répétitive sans violence affichée. Tout est si simple dans le présent texte, tout se situe tellement au-delà de la mélancolie, dans une zone sèche où les yeux ont pleuré mais (à l’exception d’une fois) ne le peuvent plus !
« Entre centre et absence », ce titre de Michaux consonne assez bien avec l’ambition d’un poème grave, métaphysique en son essence puisqu’il traite non des fins dernières, qui n’existent pas, mais de cette fin du monde que constitue, pour chacun, la perte de ceux qui nous aimèrent, anticipant notre propre chute. Contre la mort, la mort toujours recommencée, le poète brandit son texte et le transmet. Il sait qu’il ne guérira pas, mais il fait front. Entre lui, qui est centre, et l’absence sans remède, il tisse son filet de mots. Sans espoir, mais non sans courage.
Ici, simplicité et presque prosaïsme, mais savants, on s’en doute. La construction du livre, rigoureuse et comme classique – quatre actes, une « intrigue » de rien mais ponctuée de didascalies majoritairement chronologiques (« L’instant d’après », « Moins d’une minute plus tard »), un épilogue en coulée verbale continue, qui rejoint pourtant le prologue constitué de courtes séquences, par son pessimisme radical, le tout dessinant la vignette déceptive du serpent qui se mord la queue –, sertit dans un corset de langage lavé de rhétorique ce qui, sans cet appareil protecteur, serait déferlement de violence autodestructrice : « Mon présent est la proie du passé / où se terrent les squelettes embrassés / qui tiennent debout par miracle (page 22). »
Pour repousser l’assaut de ces squelettes qui empêchent l’horizon de se déployer, point d’autre rempart que celui du souffle qui ressuscite, un temps très court, ceux qui furent et nous étayent encore tant bien que mal : « Il s’en faut d’un rien, tu vois – / à peine quelques visages, / pour ne pas dire un seul visage, / ou ce qu’il en reste dans mon souvenir –, / pour que je n’aie rien vécu, / pas d’amour à déclarer, / face au vide qui s’accroît, / juste une suite de jours et de nuits / serrés l’un contre l’autre / avant de tomber en poussière. »
Il s’en faut d’un rien, mais ce rien c’est le texte, et sa perfection formelle « sans tambours ni musique » autre que celle, rendue sensible par le rythme qu’impose le vers, des mots de tous les jours. Cela suffit au récitant : sur la scène tournante de la désespérance, il met tout de même un pied devant l’autre, se traîne un peu plus loin, un peu plus abîmé. Mais la beauté de son geste nous en impose et « hop ! » nous lui emboîtons le pas.
Maurice Mourier
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)