Des visions immédiates du Moyen-Orient, les petites illuminations des vastes espaces, des mirages minuscules stimulent le rêve et la pensée. La Syrie fascine. En août 1859, Gustave Flaubert écrit à sa mère : « Oui, la Syrie est un beau pays ! aussi varié et aussi fougueux de contrastes et de couleurs que l’Égypte est calme, monotone, régulièrement impitoyable pour l’œil. »
Damas serait « la parfumée », « l’odeur du paradis », « la prairie féconde », « le jardin de l’islam », « une résidence de la poésie », « un miracle du désert », « une échancrure verte et fertile » dans la chaleur destructrice des sables, au milieu des collines fauves. Les poètes admirent Damas comme « l’ombilic de l’univers », ou comme « le grain de beauté sur la joue du monde »… Lamartine (Voyage en Orient, 1835) découvre les longues rues des bazars, la foule bigarrée, les marchands méditatifs qui fument lentement le narghilé. Il n’existe plus (comme Lamartine les observait), les agas, vêtus de longues pelisses de soie cramoisie, fourrées de martre, avec des sabres et des poignards enrichis de diamants, suspendus à la ceinture ; ils étaient suivis de cinq et six courtisans et de serviteurs ; ils complotaient et préparaient jadis des révolutions fréquentes et sanglantes… Dans la Grande Mosquée des Omeyyades, l’or et le vert des mosaïques donnent à voir les arbres, les eaux abondantes, les constructions et évoquent le paradis. Dans l’immense salle de prières, en une pénombre heureuse, les vieillards méditent ; les jeunes étudiants écoutent les commentaires du Coran. Un cénotaphe conserve (dit-on) les reliques de Jean-Baptiste (Yahia ibn Zakariya, Jean, fils de Zacharie) et des nombreuses femmes demandent àYahia des solutions : avoir un enfant, être aimée par l’époux ; et, selon la légende, la tête de Jean-Baptiste aurait roulé jusqu’à Damas… Au bout du souk Hamidieh, subsistent des éléments du temple de Jupiter : un arc de triomphe, des colonnes… Accumulation de soies, de bijoux anciens et récents, de tapis… Une échoppe, merveilleusement fraîche, vend les épices, la confiture de rose, le vinaigre de grenade, sa porte en verre est parfaitement close… Mais, ne pas oublier les abricots confits, fourrés à la pistache de la confiserie Ghraoui !
Les chambres d’une pension d’Alep sont bien tenues, calmes ; l’escalier est bordé de plantes vertes ; la pension est dans le souk des pneus neufs que les jeunes gens font rouler dans la rue… Une journée en taxi te conduit dans les « villes mortes » dans un rayon de 80 km autour d’Alep : cités romaines, byzantines, arabes du IIIe au VIe siècle après J.-C. On cultivait les céréales, l’olive. Des tremblements de terre, des sécheresses, des épidémies, des invasions ont chassé les habitants. Se dressent, plus ou moins ruinés, mangés par la végétation, une immense pyramide funéraire, des églises, des tombeaux dispersés, des pressoirs, des citernes, un portique à colonnes, des thermes, des piliers ; sont sculptés le monogramme du Christ, des croix, des coquilles… L’un de ces sites surprenants est le monastère de Saint-Siméon au sommet d’un promontoire. Saint-Siméon stylite, l’ascète, vivait sur sa colonne de 18 mètres ; à 69 ans, il mourut, agenouillé sur sa minuscule plate-forme, en adoration du Christ. Et, aujourd’hui, venus d’une trentaine de kilomètres, les villageois déjeunent dans l’herbe parmi les pierres sculptées tandis que les enfants dansent avec le joueur de flûte.
Au bord de la mer Méditerranée, la vieille ville de Tartous a été une forteresse franque, longtemps imprenable, la toute dernière poche de résistance des Croisés jusqu’en 1291 ; puis, au fil du temps, des constructions hétéroclites qui s’adossent sur les ruines de la forteresse, sur les anciennes arcades, sur les fragments de voûtes suspendues ; la vie populaire des habitants se niche dans le passé en partie démantelé. À côté des Tartous, la petite île Arwad est un labyrinthe de ruelles qui montent vers le château (XIIIe siècle) que les Templiers ont possédé.
Palmyre est un objet d’envoûtement, un appel, une légende de pierre, une ville-mythe. La cité des caravaniers est une oasis isolée au milieu des sables de Syrie. Gardienne de ruines majestueuses, de colonnes dressées et couchées, elle attire les voyageurs, les chercheurs. Elle est un port de désert, un passage des marchandises venues de Mésopotamie, d’Inde, de Chine. Grâce au commerce, aux échanges, elle construit et développe son oasis. Ville importante dès l’époque hellénistique (IIIe-Ier siècle après J.-C.), elle connaît son apogée durant la période romaine. Dans ses sculptures, dans ses peintures, elle tisse une culture gréco-romaine, des apports mésopotamiens, des traditions locales araméennes, des influences arabes.
Dans Palmyre, de nombreuses divinités diverses, modifiées, sont respectées partout. Les inscriptions, les tessères, les reliefs font connaître une soixantaine de divinités. Le grand sanctuaire, immense, est dédié à Bêl (qui serait souvent Jupiter). Les acolytes traditionnels de Bêl sont Yaribol (le dieu de la source) et Aglibôl (le dieu-lune). Surgissent des dieux méharistes et cavaliers ; Nabu (le dieu-scribe de Babylone) ; Astarté la phénicienne ; la grande déesse Allat (maîtresse des animaux sauvages, accompagnée d’un lion) ; Héraclès ; la Fortune ; Malakbêl (l’ange de Bêl, son messager préféré), bien d’autres. Tous les dieux multiples protègent les Palmyréniens ; tous semblent honorés indifféremment par les diverses composantes de la population. Le polythéisme est un syncrétisme panthéiste ; les rites, les croyances, les images se mêlent, circulent. Tout peut réussir à Palmyre : les désirs et les figures s’échangent.
Et les nécropoles, villes des morts, cernent Palmyre. Elles conservent les témoignages de ce que fut la vie quotidienne dans l’oasis au temps de sa splendeur. Les chercheurs ont étudié plus de 150 tombeaux encore visibles : les tours dressées, les tombes individuelles, les sépultures souterraines. Le monde des morts serait un miroir secret des vivants du passé.
Et, reine de Palmyre, Zénobie (IIIe siècle après J.-C.) refuse la tutelle de Rome, conquiert l’Égypte et l’Asie Mineure. Elle veut régnersur l’Orient. À sa cour viennent le néoplatonicien Longin et Paul de Samosate, l’archevêque d’Antioche. Les textes romains (Histoire auguste) l’admirent : « À la manière des empereurs romains, Zénobie se présentait aux assemblées des soldats, coiffée d’un casque et portant une écharpe de pourpre dont les franges laissaient pendre à leur extrémité des pierreries. Ses bras étaientsouvent nus. Sa dentition était d’une telle blancheur que beaucoup croyaient que des perles lui tenaient lieu de dents. Sa voix avait un timbre éclatant et viril… Elle avait obligé ses fils à parler latin si bien qu’ils ne s’exprimaient en grec qu’avec difficulté et rarement. Pour sa part, elle n’avait pas une connaissance parfaite de la langue latine et était alors paralysée par la timidité. Elle parlait l’égyptien à la perfection. Puis, elle est vaincue. Transférée à Rome, elle figure dans le triomphe d’Aurélien, parée de joyaux et chargée de chaînes d’or… Et les légendes arabes nomment Zénobie comme Zebbâ, la belle aux longs cheveux, la guerrière reconnue comme reine par les troupes, l’indépendante qui lutte contre le pouvoir romain.
Gilbert Lascault
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