Émerge au fil des pages, par touches impressionnistes, un portrait saisissant de l’écrivaine Nelly Arcan, et de sa « langue sorcière ». C'est un parcours qui nous livre une évocation poignante et belle d’un réel vécu du féminin dans la forme postmoderne du patriarcat, entre abjection, prostitution, révolte et… mélancolie. Le lecteur se laisse volontiers guider dans ce parcours, car il ne se sent pas contraint d’adhérer à toutes les thèses d’Anouchka d’Anna. Les propositions cliniques échappent au caractère pesant des diagnostics nosographiques — pornographiques— et sont comme les pierres jetées sur un gué qui traverse le torrent Arcan. Les citations d’auteurs très différents sont un accompagnement réussi dans ce voyage singulier auquel elle nous invite. La liberté de style d’Anouchka d’Anna y est pour beaucoup, avec ses jeux signifiants, toujours pertinents, et dévoilant (séparer/se parer) ses fulgurances ; « Putain ne raconte pas Isabelle Fortier, il la répudie », ou encore « Le moi vaut comme prétexte » et « on peut être féministe et misogyne, cela me semble même aller de pair ». C’est un style ouvert qui fraye des passages entre notions et conceptions qui semblaient éloignées les unes des autres, et engendre un courant rafraîchissant entre elles. Avec l’auteure, nous sommes plongés dans un présent constant, de plain-pied avec Nelly Arcan. Nous n’avons pas affaire à une articulation causale qui expliquerait le cas Arcan, mais à une interprétation — si le mot convient — qui émerge du présent de la lecture. Cela tient certainement à ce que nous suivons une traversée d’écriture à écriture. Le trouble ressenti parfois aux passages en italiques du livre dont on peut se demander s’ils sont des citations de Nelly Arcan ou des propos accentués de l’auteure matérialise la porosité bienvenue entre l’écriture et son sujet, positionnement fécond et original de la part d’Anouchka d’Anna.
Écrire avec Nelly Arcan l’amène également à tracer un portrait percutant et sans concession du patriarcat et du capitalisme actuels, notamment dans le terrible passage de la « conspiration des salauds » qui éclaire de façon dramatique ce qu’on a pu faire subir à l’écrivaine en la déniant. La force de ce chapitre, et du livre, tient au fait qu’il ne s’agit pas d’une simple constatation sociologique ou militante, mais qu’il nous amène à ressentir activement la chair, son rôle, sa force de désastre, et l’enjeu existentiel majeur du traitement du corps féminin, corps qui prend vie littéralement à la fois abject et puissant dans le texte. Anorexie, putasserie, féminisme pris dans la chair.
Rédigée dans un rythme d’urgence et de nécessité vitale, mais qui sait aussi s’arrêter sur des notions psychanalytiques (répétition, mélancolie, double, pulsion de mort, Œdipe…) ou des questions étymologiques (larve, putain…), l’étude d’Anouchka d’Anna suit à la trace la force et les apories de la position arcanienne. La putain s’avère être une tentative en impasse pour sortir du ravage, la chambre de la putain, lieu philosophique, « son tonneau de Diogène », ne parvient pas à la garder d’un ordre social de fer vidé de toute vraie substance morale. Elle montre comment l’écriture de Nelly Arcan consiste à « faire exister une maladie du langage, à la faire sienne » et comment Nelly réussit à faire jouer ensemble désenchantement et enchantement du langage. Dans un passage cité dans le livre, Nelly Arcan raconte : « […] j’ai reçu une éducation religieuse […] mes professeurs étaient toutes des religieuses, des femmes que je devais appeler mères et qui portaient un faux nom qu’elles devaient d’abord se choisir, sœur Jeanne pour Julie et sœur Anne pour Andrée, des sœurs-mères qui m’ont enseigné l’impuissance des parents à nommer leurs enfants, à les définir adéquatement auprès de Dieu… ». Ellemet ainsi l’accent sur ce rapt, ce renoncement au siècle et cette soumission totale, dans une nouvelle naissance, à l’ordre religieux que signe cette dé-nomination. Le Créateur est aussi l’ultime point de référence du langage qui apparaît bien à la fois — mais manqué — dans le cas Schreber dont Nelly Arcan avait fait un sujet de mémoire, et dans un passage de Paradis, Clef en main[1] cité par Anouchka d’Anna : « Léon, mon oncle, m’a souvent dit […] que Dieu, ou peu importe la Cause de la vie, le Big Bang ou autres Démarreurs, enfin les Responsables du pire bad move de l’histoire de l’univers, celui du choix de l’être et non plus du néant, faisait naître des hommes non viables, des êtres humains qui auraient mérité de rester dans les limbes ». Anouchka d’Anna, en écrivant avec Nelly Arcan, en nous invitant à partager sa tentative pour lier chair et langage, aura contribué à déjouer sur ce point l’affirmation de son oncle et à faire concrètement sortir des limbes cette écrivaine canadienne.
[Denis Petit est psychanalyste. Il a notamment traduit Catherine Lord, L’Été de Sa Calvitie, L’Unebévue éditeur. Il contribue, articles et traductions, à la revue de psychanalyse L’Unebévue autour de Donna Haraway, Jennifer Doyle, Catherine Lord, etc. Il est le traducteur de « Savoirs situés » in D. Haraway, Manifeste Cyborg et autres textes, Éd. Exils, et dernièrement de Karen Barad, À la rencontre de l’univers, Cahiers de l’Unebévue.]
[1] Nelly Arcan, Paradis, Clef en main, Montréal, Coups de Tête, 2009.
Denis Petit
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