Baptiste Morizot, qui croise de multiples compétences dont celle d’éthologue et de philosophe, pense la relation homme/animal à partir de l’Éthique de Spinoza, auquel l’auteur consacre un chapitre entier très stimulant. Le livre lui-même est composite et hybride, rythmé par alternance de chapitres théoriques, de moments poétiques très intenses et de récits d’expérience de terrain, au plus près de l’observation des meutes de loups dans le Var et dans les Cévennes. Ce mélange déstabilise et initie: la figure du loup crée un point central polymorphe d’étonnement et de réflexion qui justifie la modification profonde de nos modes de relation à la nature et au vivant en proposant une autre manière de nous situer par rapport à eux. C’est-à-dire d’abord par un travail d’attention, d’écoute, de soin et par l’éducation à une perception plurielle du potentiel évolutif de chaque être vivant, quel que soit son règne.
C’est ce qui fait de cet essai ébouriffé un livre pédagogique mais aussi pleinement politique: suggérant une nouvelle approche « diplomatique » des « interdépendances » qui dépasserait la diabolisation de l’homme et la réduction de l’animal à une matière destructible, Baptiste Morizot déplace efficacement et avec beaucoup de prudence le curseur de nos interactions. Parlant du loup, il finit par nous parler de nous, du loup en nous et, plus surprenant, de nous dans le loup.
Plus finement, il incite à penser le loup dans le monde qui est le sien, dont nous faisons partie, au même titre que le mouton, le berger, l’arbre, la prairie, la neige. L’essai, qui se lit à la fois comme un poème cosmique, un récit et un essai philosophique, procède à une déconfiguration remarquable de nos comportements au profit, selon la formule deleuzienne que Morizot reprend, d’un « nouvel agencement du désir » d’être vivant et, pour nous, de considération de ce vivant. Rejetant dos à dos les fanatiques antispécistes et les bergers tueurs de loups, Baptiste Morizot plaide pour une considération globale, adaptative, intelligible et intelligente des comportements. Ce n’est pas — comme disait Voltaire des fictions anthropologiques de Rousseau — qu’il nous prend l’envie de marcher à quatre pattes mais bien que la considération du vivant (les égards que nous avons pour lui) nous est donnée comme un possible sinon comme une urgence (le mot n’est pas prononcé, la situation étant déjà au-delà de l’urgence). Ce que le philosophe nomme le « potentiel poétique » de chaque être vivant (ses possibilités de déploiement et d’évolution que nous tuons ou ignorons en n’y prêtant pas attention) implique donc une nouvelle lecture du monde par fusion de nos capacités cognitives physiques, sensorielles, intellectuelles, sociales, ce qui passe par l’oubli des dualismes de la philosophie idéaliste.
Le texte est parfois ardu comme un couloir vertical de montagne, parfois fascinant comme un thriller du nature-writing, souvent voluptueux comme un poème en prose. On se perd parfois dans cette défense d’un « écosystème des affects », mais c’est avec la jubilation d’une errance partagée dans une forêt d’hiver, dans la direction du hurlement des loups, qui sont derrière vous avant même que vous n'ayez compris leur chemin et parce que pendant cette marche vous commencez à penser différemment. Une belle école d’interprétation, de modestie, d’observation, d’écriture et de diplomatie.
Luc Vigier
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