Quelle est la cause de ce chagrin ? Il a nom Marie Dormoy. Elle est la protagoniste de ce Journal particulier, tenu par Léautaud en même temps qu’il noircissait chaque soir les pages du monumental Journal littéraire, sans équivalent dans nos lettres et dont elle s’institue la copiste opiniâtre. Après les volumes consacrés aux années 1933 et 1935, voici celui de 1936. On connaît la principale ambition de Marie Dormoy, qui va atteindre l’âge de cinquante ans : acquérir, pour le compte de la bibliothèque Jacques Doucet, où elle travaille, le manuscrit de l’opus majeur de son amant, alors âgé, lui, de soixante-quatre ans, et qui est resté en relation avec Anne Cayssac, dite la Panthère, puis le Fléau, sa précédente et odieuse maîtresse, dont il se détache, au profit de Marie Dormoy. Laquelle n’a peut-être accepté cette aventure que pour être certaine de recueillir le précieux grand œuvre.
Jusque-là, Léautaud masquait ses émotions derrière une misogynie plus ou moins de façade, jamais consolé d’avoir été abandonné par sa mère aussitôt après sa naissance. Le voilà soudain à découvert, tourmenté par un désir soumis aux intermittences frustrantes du sexe de sa partenaire, qu’il soupçonne doublement : elle ne serait mue que par l’intérêt pour ce fameux et secret Journal, elle serait hantée par la fréquentation ou le souvenir de tel ou tel de ses anciens amants, et, entre tous, de l’architecte Auguste Perret, pourtant devenu incapable, dit-elle, de « l’honorer ». Bien qu’à un degré moindre que dans les volumes antérieurs, le corps féminin reste une cible envoûtante pour l’employé du Mercure de France, le zoophile de Fontenay, le lecteur impénitent.
Quitte à me contredire, à moins que ce ne soit par excès d’identification, je dois le reconnaître : on a beau se proclamer un inconditionnel de Léautaud, il arrive qu’on soit gagné par l’irritation – tout comme lui-même, je présume. Les affres du jaloux menacent de barber, ses soupçons réitérés concernant les sentiments ou la conduite de sa maîtresse accusée de mentir inoculent au lecteur, fût-il en empathie ou parce qu’il l’est, un agacement d’autant plus désagréable qu’on ne retrouve plus le moraliste héritier de Chamfort. Simultanément, il y a quelque chose de piquant dans la découverte progressive d’une concurrence qui s’établit entre l’écriture du diariste et sa façon de vivre l’amour : « il faudrait alors que mon travail marche si bien, que je sois si content de ce côté-là, que le côté amour passe au second plan – qui est toujours celui qu’il occupe, il est vrai ». On doute parfois de la véracité de cette dernière affirmation, quand on s’amuse à dénombrer les brouilles et les raccommodements qui caractérisent leur liaison.
Comme rien n’est jamais simple chez cet écorché vif, on observe aussi que la littérature et l’érotisme s’excitent et s’alimentent mutuellement, comme lorsqu’il évoque leur goût commun pour certaines pratiques (l’ondinisme, par exemple), à propos des compliments qu’elle lui prodigue sur la taille de son membre viril, dont il est très fier, si on en croit les nombreuses occurrences de ce détail : « Comme je lui disais qu’elle doit exagérer, qu’il m’arrive quelquefois, quand j’urine dehors, de n’avoir rien du tout, elle me dit : ‟Alors, pas avec moi. Je la vois quand je te fais pisser. C’est déjà…” Je lui dis : ‟Parbleu ! Je commence déjà à bander.” » Et il ajoute, clinicien imbattable : « On voit que je n’ai pas fait l’amour. Je me rattrape en écrivant. »
C’est clair : l’essentiel de ce Journal tourne autour de deux thèmes : Léautaud obsédé par Marie Dormoy avec qui il partage (pas assez à son goût à lui) les jeux de la volupté ; l’obsession des procédures à mettre en œuvre pour protéger et publier son Journal littéraire. Lorsqu’il oublie de se tourmenter et savoure des moments de détente, on est heureux de retrouver le diariste affranchi des déceptions, s’adonnant à la rêverie, laissant s’effectuer une mise en abîme quand il se montre lecteur enthousiaste du premier volume du Journal des Goncourt. On apprécie ailleurs l’humour un peu macabre qu’il exprime vis-à-vis de sa propre personne au moment où il s’imagine « réduit en cendres dans une petite urne », la tranquillité qui en résulterait, et la conclusion qui lui vient : « Je passe toujours à côté des bonnes occasions. »
Autant de motifs, en dépit d’infimes réticences, de continuer à jouir avec lui de la « conversation écrite » qu’est à son sens (comme à celui de Stendhal) la bonne littérature.
Serge Koster
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)