« Je m’isole dans ce coin de mon âme qui abrite l’univers de mon roman ; là, il n’y a ni massacre, ni déportés, ni Bolcheviks ou quelque autre chose mais uniquement du soleil, des roses et le chant éternel de l’amour, de la beauté et de la grâce. Si j’arrivais à exprimer, même partiellement, ce monde secret, je serais satisfaite, très satisfaite. » Si ces lignes tracent les contours d’un conte autobiographique et poétique à venir, Mon âme en exil, elles n’en révèlent pas moins les thèmes et les tensions de l’oeuvre entière de Zabel Essayan qui, au moment où elle écrit ces mots, est réfugiée dans le Caucase après avoir réchappé aux rafles de 1915 qui ont emporté ses compagnons écrivains et intellectuels. Tandis qu’elle s’adonne sans répit à des œuvres testimoniales (L’ Agonie d’un peuple entre autres, retranscription des paroles d’un rescapé des déportations), elle réfléchit, dans Mon âme en exil, portrait d’une jeune femme peintre après les massacres d’Arméniens à Adana en 1909, à la place de l’artiste et de sa subjectivité lorsque les circonstances politiques pourraient ôter leur légitimité à l’univers intérieur et à la quête de soi. Face aux préoccupations économiques et sociales, à l’exacerbation des passions dans les débats, à l’anéantissement d’un peuple, est-il possible de « se concentrer et s’abandonner à son rêve avec un bonheur sans partage ? »
Le nier reviendrait à ne faire aucun cas de deux textes parmi les quatre publiés en français, émaillés d’évocations délicates exprimant la plénitude. Ce « monde secret » mentionné précédemment, l’auteur s’en approche lorsqu’elle franchit les limites de son art pour basculer dans celui de la symphonie des couleurs, des sons et des parfums, faisant resurgir une Constantinople tantôt onirique, tantôt d’une fébrilité troublante. Mais aucun des lieux dépeints ne présente un aussi puissant pouvoir de consolation que les jardins de Silidhar, : « Ces jardins, je les ai emportés partout avec moi et je m’y suis réfugiée chaque fois que des nuages noirs ont assombri mon horizon. ». Ces jardins de la maison familiale de Scutari, véritables « sanctuaires inaccessibles et authentiques » cristallisant l’enfance perdue, ont donné leur nom aux « souvenirs romancés » de Zabel Essayan, où celle-ci relate ses premières années à Constantinople de 1878 à 1892. Si la petite fille se sentait impuissante devant cette exubérante beauté végétale dont elle recevait une foule d’impressions vives, l’écrivaine, grâce à une élégante et envoûtante écriture synesthésique, reflet d’une âme sensible disponible à la beauté et aux émotions, puise dans les tréfonds de l’enfant la beauté réfugiée. Le charme de cette enfance nourrie très tôt de littérature et d’actualité tient aussi à cette Constantinople cosmopolite. L’auteure parvient à restituer l’atmosphère si pittoresque de ses différentes populations, du poissonnier marionnettiste à l’élite arménienne francophone en passant par les commerçants aisés friands des modes occidentales.
Cet « antre inviolable » que l’écrivaine s’est édifié pour elle-même tient lieu d’espace mental fortifié au sein d’une vie traversée par des événements funestes. Ses premières années, contrairement à celles de sa grand-mère, n’ont été menacées ni par le pouvoir cruel des janissaires (ordre militaire servant de garde rapprochée au sultan et dissous en 1826) ni par la répression impitoyable du patriarcat à l’encontre de ceux qui ne remplissaient pas scrupuleusement leurs devoirs religieux. Zabel Essayan a cependant connu les trois vagues de massacres du peuple arménien pendant les deux dernières décennies de l’Empire ottoman. Elle a vécu de loin les premiers, perpétrés sous le règne du sultan animé par le panislamisme, Abdulhamid II, entre 1894 et 1896 tandis qu’elle faisait ses études de lettres à la Sorbonne, situation singulière pour une jeune Arménienne qui avait la chance d’être chérie d’un père exceptionnel, soucieux de la libération des femmes quand le harem n’était pas encore aboli dans l’Empire ottoman. Elle commençait en outre à intégrer les cercles littéraires parisiens, côtoyant notamment les Symbolistes, et publiant poèmes, traductions, articles, nouvelles, essais dans la presse aussi bien française qu’arménienne.
Mais l’oeuvre qui demeure associée à son nom est le puissant témoignage Dans les ruines qu’elle a écrit lorsqu’elle a accompagné la Croix-Rouge en 1909 à Adana pour porter secours aux orphelins ayant survécu à la destruction des quartiers arméniens par une population turque ivre du panturquisme prôné par les Jeunes-Turcs. Le désarroi est d’autant plus accablant que ces derniers avaient dans un premier temps suscité l’euphorie des Arméniens en laissant espérer une égalité entre tous les sujets ottomans. Sur place, elle rencontre enfants, vieillards, veuves dont elle recueille les témoignages, et décrit des êtres décharnés, vidés de leur âme, gangrenés par la mort dans des descriptions frôlant l’hallucination. Le génocide de 1915 achève de « fracasser ces têtes avides de lumière et de liberté », vouant les survivants à une solitude morale et à un sentiment d’impuissance irrémédiables. Emma, double de l’écrivaine dans Mon âme en exil, sent ainsi son âme enchaînée, dans l’attente d’être libérée d’un profond malaise et de renouer quelques-uns des liens brisés – avec son corps, sa patrie, son art. Or l’harmonie secrète de son âme lui est révélée le temps d’une mystérieuse et trop fugitive communion amoureuse qui ne peut que relancer la déploration du défaut de communauté : « Quelle profusion de talents inexploités ! Tout ce qui existe déjà et tous les espoirs à venir pourraient contribuer à développer la vie artistique d’un peuple exigeant. Mais tout cela est dispersé et chacun, exilé à l’intérieur de soi, est privé de la sève qui allait nourrir et épanouir ses dons naturels. ». La ferveur de l’adhésion de Zabel Essayan au communisme à partir de 1922 sonne dès lors comme une tentative de retrouver une communauté par-delà le désastre. Vaine et cruelle espérance quand on sait que la tourmente stalinienne l’emporte en 1943…
Or bien que l’oeuvre et la vie de Zabel Essayan soient tenaillées par la hantise de l’émiettement d’un peuple, elles donnent aussi à voir un être d’une force morale sans pareil, d’une confiance désarmante, notamment dans l’aptitude de son peuple à se régénérer. Aussi, au seuil du témoignage alarmant Dans les ruines, livre-t-elle un chant d’espoir, entrevoyant au sein des ténèbres une lumière chez ce peuple maintes fois meurtri : « Mais instinctivement, l’hérédité fréquemment blessée de notre race alimentait la flamme inextinguible et inviolable de la renaissance. De sombres nuages nous la rendaient parfois difficilement perceptible, mais son éclat toujours vif n’était ni troublé ni, en soi, terni… Et nous tous, consciemment ou non, étions intérieurement fortifiés par cet instinct. » Sa jeunesse, placée sous l’influence d’un père qui faisait montre d’une sagesse et d’un optimisme à toutes épreuves et qui, dans tous ses actes et pensées, était inspiré par un sens aigu de la dignité individuelle, n’est pas étrangère à cette force de caractère. Déjà enfant, alors qu’elle était emplie des aventures de ses aïeux caravaniers, de dissidents Tcherkesses, elle portait un regard sévère sur la faiblesse de ses camarades, réagissant parfois brutalement au malaise ressenti devant l’injustice créée par l’inégalité des situations. Les Jardins de Silidhar dessinent ainsi les linéaments de cette figure hautement exigeante qui, par une lutte sans trêve sur le terrain de l’art et de l’Histoire, se distinguera des artistes arméniens, sceptiques, résignés, désespérés dont Mon âme en exil dresse le portrait.
Éva Philippon
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