Méconnue en France, Elena Botchorichvili est une auteure géorgienne - écrivant en russe - qui connaît une plus ample résonance outre-Atlantique, au Canada, où elle s’est installée en 1992, à l’âge de 26 ans, pendant la « bataille pour le bord de mer, pour les flirts de vacances, pour le passé qui ne revient jamais », autrement dit la guerre civile qui déchire Géorgiens et Abkhazes près de la mer Noire, en Abkhazie, province dont ces derniers, minorité soutenue par les Russes, revendiquent l’autonomie. Dans ses sept ouvrages, l’auteure s’approche au plus près de la manière dont les gens survivaient, travaillaient, aimaient, « se débrouillaient tous pour être heureux » durant ces années meurtrières ainsi qu’avant, durant le naufrage de l’Union soviétique, en montrant son plus grand intérêt pour une façon très particulière de rapporter les événements. Aussi son traducteur, Bernard Kreise, éminent spécialiste de Tolstoï, Dostoïevski, Tchekhov, Nabokov et fin connaisseur des parutions russes actuelles, fait-il valoir la grande originalité des récits d’Elena Botchorichvili par rapport à la production littéraire russe contemporaine. Elle a d’ailleurs reçu en 2016 un prix russe prestigieux, le Russkaya Premia.
« La foule s’empressa de déchirer en lambeaux le cadavre encore chaud, elle lapida à mort l’Union avec les pierres du mur de Berlin. La liberté ! Commença l’époque la plus pacifique du XXe siècle parce que les guerres cessèrent d’être mondiales et s’éparpillèrent en minuscules conflits provinciaux, où l’on ne tue pas en masse et qui n’ont pas lieu on ne sait où, mais là, dans ta maison, avec ton propre père. » L’œuvre d’Elena Botchorichvili est hantée par l’évocation tragique et pathétique mais aussi cruellement ironique de l’éclatement de l’URSS, immédiatement suivi de la guerre civile, qui transforme une région de villégiature prisée par les Géorgiens et l’élite russe en champ de bataille. L’écriture en exhibe l’absurdité, se plaçant toujours à la hauteur de ce que vivent, perçoivent - ou non - les personnages, car il ressort que les enjeux du conflit sont à peine saisis. D’ailleurs, ce dernier semble s’être déclenché à l’improviste, à l’insu des vacanciers. « Quand les tirs débutèrent d’un côté de la ville, de l’autre on n’était au courant de rien. On gonflait les matelas pour s’allonger et bronzer, ou pour nager » (La Tête de mon père). L’ironie aiguisée par la concision des phrases ôte à l’histoire sa logique, d’autant plus que les événements ne s’accompagnent que rarement d’explications historiques, étant présentés dans leur nudité accablante.
Pour raconter ces événements, Elena Botchorichvili dit avoir inventé le « style sténographique », une manière d’écrire très court où le rythme est primordial, impulsant une forme que viennent remplir les mots. « Ce n’est pas que je veux faire ça, mais cela sort ainsi, comme un rythme dicté. J’élimine ce qui est inutile », confie-t-elle. Elle doit sans doute ce style à sa formation de journaliste puisque, commençant à vivre de l’écriture pour un journal à l’âge de 13 ans, elle travaille rapidement et plusieurs années pour le grand quotidien sportif soviétique, bien qu’elle reconnaisse n’avoir jamais eu de dilection pour les compétitions nautiques dans lesquelles elle était spécialisée ! A la sortie d’une séance sportive, elle se remémorait très précisément la couleur du ciel, l’atmosphère environnante mais; du résultat final, nul souvenir. Dans ses romans « sténographiques » où les discours interminables et creux de Gorbatchev et de Brejnev tiennent lieu de repoussoir, chaque mot doit être à sa place et d’une précision impeccable ; cette préoccupation est d’ailleurs partagée par nombre de personnages qui s’attachent à élaguer leurs écrits - « pas un mot de trop », telle est l’injonction de Grand-Père, de Père et de Fils dans Le Tiroir au papillon – et à élire minutieusement le terme le plus judicieux, comme ce père qui a collé sur un côté de son coffre-fort une liste d’adverbes pour commenter les allocutions de Brejnev.
Les récits d’Elena Botchorichvili offrent une galerie de personnages insolites, vigoureusement croqués qui rehaussent de colorations vives la grisaille de cette époque : un vieux chanteur russe émigré qui parcourt, un bouquet à la main, les cimetières en quête de tombes russes alors qu’il fuit la compagnie de tout compatriote encore vivant, une mère qui use de ses talents d’artiste pour reprendre en chantant les invectives « Tu veux ma mort, ô femme ! » de son mari furibond, un père qui découpe à tour de bras articles et citations pour concocter - ou plutôt « saucissonner » - des discours pour les membres haut placés du Parti, un jeune homme qui gagne sa vie en chantant aux funérailles, composent une peinture truculente du peuple géorgien. Les contours, tracés aussi bien par des images expressives essentiellement empruntées à la vie concrète que par de brèves paroles épinglées avec une ironie empreinte de moquerie plus ou moins tendre, insufflent au récit une énergie cocasse (ainsi, dans Sovki, la langue de la vieille fille « se projetait en avant comme la roue détachée d’une bicyclette, et elle paraissait sautiller pour la rattraper ») qui n’exclut pas, loin de là, l’intensité et l’ambiguïté des émotions et des sentiments.
Un amour profond pour un être se loge en effet dans le cœur de tous les personnages principaux, lesquels peinent à le reconnaître ou à l’exprimer – si ce n’est parfois par la voie de l’écriture ou de la musique, deux arts étroitement liés dans l’œuvre de l’auteure et associés à une certaine pudeur. L’harmonie se formule peu. Il est aussi un amour mêlé de haine, « une étrange nostalgie » qui habite les personnages d’émigrés au Canada peuplant ses romans et qui peut se décliner en regret d’un sentiment d’unité et d’égalité, bien que ce fût une unité face à un avenir que l’on décidait à leur place, une unité dans l’impression de désolation. Mais celle-ci s’accompagnait d’une fougueuse joie de vivre dans ce théâtre-prison que constituait l’URSS, avec son unité de lieu (« Ma Patrie est l’Union soviétique ! ») et de temps (seul le futur rêvé compte !). Quant à M. Kisseleff, le vieux chanteur lyrique indifférent aux villes et pays qu’il traverse, il ne rêve qu’à la Russie qui se trouve sur scène et se reconnaît dans le Prince Eletski de La Dame de Pique, « un homme superflu », le fiancé rejeté… « Son amour n’est pas partagé, comme le sentiment d’un émigré vis-à-vis de son pays natal. » La gamme de la nostalgie s’enrichit lorsque son jeune compagnon, fils de fermier niçois, qui n’a jamais vu la Russie, en vient à ne pouvoir concevoir sa vie en dehors de la Russie d’opéra, hors de la Russie unique de M. Kisseleff…
Se plaisant souvent à entrelacer le réel et la fiction et à donner à ses œuvres une allure de fable ou de conte, Elena Botchorichvili nous conduit dans un univers bien à elle où l’arbre, le prince russe, la tendresse filiale, le pendu, la tombe ouverte, le suicide, sont autant d’images qui circulent d’un livre à l’autre, entrant en échos et croisant de courtes phrases répétées à la manière des refrains de comptine, pour construire une œuvre profondément musicale, où s’entremêlent la vie et la mort.
[Jeune enseignante de lettres à Paris, Éva Philippon porte ses recherches personnelles aussi bien sur la civilisation médiévale que sur les cultures russophones.]
Éva Philippon
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