Les pathologies qu’on rencontre de plus en plus souvent dans le quotidien de la clinique psychopathologique concernent principalement les désordres du corps (obésité, hyperkinésie, anorexie, scarifications, burn-out, etc.), ceux de la jouissance (addictions de toutes sortes) et la peur de s’engager dans le lien social (phobies scolaires, hikikomori, phobies d'intégration professionnelle). À première vue, ces trois catégories ne mettent pas en jeu des mécanismes identiques. Il n'empêche : des questions comme le destin des pulsions ou le rapport à l'autre reviennent avec insistance, permettant ainsi d’orienter la recherche d’un commun dénominateur.
À l'analyse, un antécédent présent dans tous ces symptômes semble résider dans la manière dont, enfants, les sujets concernés ont été « éduqués » par leurs parents. Ces derniers n'ont souvent pas – plus – voulu ou pu leur imposer les limites autrefois considérées comme élémentaires. Depuis deux générations que cette absence de digues mises aux forces pulsionnelles a gagné du terrain, les effets en sont devenus flagrants : la troisième génération, celle des jeunes d’aujourd’hui, se retrouve souvent dans le désarroi – comme psychiquement sous-équipée – quand elle est confrontée aux effets négatifs que produit, tôt ou tard, la disparition de ces limites. Car, inévitablement, l'entrée dans la vie sociale implique toutes sortes d'obstacles à la liberté et aux impulsions individuelles : les sujets qui n'y ont dès lors pas été préparés en temps utile et de façon adéquate ne peuvent donc ressentir ces entraves que comme une répression injuste, voire inadmissible.
Mais surtout, ce qu’il faut identifier, c’est que le sujet est alors comme autorisé à refuser ces contraintes : là où hier, il fallait qu’il intègre les règles, où il allait de soi qu’il fasse siennes ces exigences du collectif à son égard, c’est comme si aujourd’hui, il lui était donné la légitimité non pas de les contester, ce qui a toujours été le cas, mais de pouvoir ne pas s’en soucier, de pouvoir estimer que cela ne le concerne pas. Autrement dit, le sujet actuel peut très bien se soustraire aux exigences du social, à la manière de Bartleby : « Je préférerais pas ! » Il ne s’agit pas alors d’une opposition franche, mais bien plus d’une autorisation à ne pas se sentir concerné par les règles et lois en vigueur, l’énoncé de cette formule lui permettant petit à petit de prendre le pouvoir sur ceux qui devraient l’avoir à son égard.
Cette façon de faire ne peut avoir lieu que parce que parallèlement, les contraintes concernant les règles et lois se sont anémiées, parce que le pouvoir d’obtenir de l’enfant qu’il renonce à sa toute-puissance infantile et narcissique n’est plus de mise. Là où hier l’opposition à l’ordre établi et la transgression contribuaient au développement de sa singularité, il suffit aujourd’hui d’un « Je préférerais pas » pour qu’il puisse échapper à toute injonction.
C’est que dans un tel contexte, en l’espace de deux générations, les parents se sont peu à peu délestés de la pertinence et de la nécessité de mettre des limites, lesquelles se sont trouvées progressivement évacuées. Sur cela se greffe un autre trait d’importance : le décalage générationnel n'apparaît plus aux enfants comme allant de soi, les parents n'étant plus considérés par eux comme des pères mais plutôt comme des pairs. Leur place généalogique devient alors confuse, et le sens même de l'autorité parentale s'en trouve davantage évidé. Ce qui en revanche est promu de manière accrue, c'est le droit de chacun de se développer et de se déployer en toute liberté. Un tel souhait s'appuie sur ceci que le bonheur personnel est devenu ce qu’on est fondé, en toute bonne foi, à espérer de la vie humaine. Ce sentiment est d'ailleurs renforcé par les techniques sans précédent dont nous disposons désormais – pensons entre autres aux possibilités inédites de faire reculer les limites du corps. Or, la question – je renvoie à ma précédente tribune – est de savoir si l'absence de toute contrainte dès le berceau suffit à garantir l’atteinte de cet objectif.
Ne serait-ce pas plutôt un sous-équipement psychique qui s’ensuivrait et se généraliserait de manière insidieuse dans le vécu et l'existence de plusieurs jeunes d’aujourd’hui ? Tout heurt avec un obstacle va susciter en eux ressentiment, colère et violence. S’en trouve même ébranlé ce qui reste pourtant « la » grande limite, inéluctable et irréductible : la mort, ce « point précieux où l’être humain est ramené à ce qu’il y a de plus irréductible, sa solitude d’être exactement équivalent à tout autre », comme l’écrivait Jean Genet[1]. Raison suffisante pour penser que celui qui a été laissé dans sa toute-puissance infantile sera d’autant plus en difficulté pour intégrer cette inexorable banalité.
Comme l’écrit à ce propos très judicieusement Olivier Rey, « l’individu, quand il se trouve placé en position suprême, continue de savoir qu’il est mortel. Mais ce savoir est un savoir extérieur, qui ne fait plus corps avec lui[2]. »
De la même façon, ces « nouveaux sujets » s'efforcent constamment de trouver au-dehors d'eux des « responsables » pour chaque situation frustrante dans laquelle ils sont impliqués : ils ne peuvent vivre celle-ci que sur le mode de la victime. Leur exigence de satisfaction est insatiable et les pousse à une fuite en avant permanente, où toute frustration devient intolérable et où l’immédiateté imprègne tous les programmes. Se retrouver seuls devant leur propre énonciation ne suscite qu'angoisse, l’incertitude leur paraît intolérable, toute décision devient très difficile, voire impossible à prendre, l'acceptation de la temporalité – et de la temporisation – n’est plus de mise. Rien d'étonnant à ce que, chez ces jeunes, la confiance en soi fasse systématiquement défaut. Tous ces traits indiquent en effet à quel point leur psyché s’est édifiée sur du sable, faute de bornage solide et structurant sur la base duquel elle aurait dû se construire et d’un positionnement clair de la différence générationnelle.
Avons-nous ainsi, sans le savoir, produit des sujets sous-équipés, manquant des outils psychiques nécessaires pour supporter une autorité légitime et devenir les individus entrepreneurs d’eux-mêmes que l’on attend d’eux aujourd’hui ? De plus, ils seront incapables de mettre en cause le diktat de l'autonomie individuelle qui caractérise la nouvelle culture : ils adhéreront plutôt à cet impératif, en portant en eux les graves méconnaissances que le modèle implique. À leur insu, ils auront en effet participé de ce fantasme collectif d’auto-engendrement, qui les laissera éminemment démunis quand il s’agira de s’appuyer sur leurs propres forces pulsionnelles, puisque celles-ci n’auront été contraintes à se confronter ni à l’altérité, ni à l’autorité, ni à l’antériorité.
Il ne s’agit évidemment pas de généraliser cette lecture, mais au moins de convenir qu’elle se présente de plus en plus souvent dans la clinique des enfants et des adolescents, ainsi que dans celle des adultes. Nous voici donc contraints de nous poser quelques questions dérangeantes. Ne devrions-nous pas reconnaître – plutôt que nous obstiner à le dénier – que, dans la mutation de société qui nous a emportés, nous n’avons pas pris la mesure d'une grande méconnaissance collective ? Ne nous sommes-nous pas satisfaits d'une croyance enivrante, celle de pouvoir sans autre conséquence nous libérer de la domination – patriarcale et religieuse – d’hier ? N'avons-nous pas cessé, dès lors, d'inscrire au programme de l’éducation ce qu’exige pourtant toujours la structuration psychique d’un enfant ? Nous aurions ainsi miné sans le vouloir, mais aussi sans vouloir rien en savoir, les ressorts de ce qui reste néanmoins indispensable pour que se construise un sujet adulte, assumant sa division intérieure et capable d’être à la hauteur de sa tâche de citoyen.
[1] Cité par Catherine Millot, Un peu profond ruisseau, Gallimard 2021, p. 17.
[2] Olivier Rey, L’idolâtrie de la vie, Tracts Gallimard, n° 15, 2020, p.42.
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