L’esprit d’Asilomar a tenu bon jusqu’ici. Il a ainsi permis que la révélation en 2018 d’une manipulation génétique affectant la lignée germinale de deux jumelles soulève un tollé : un médecin chinois, le Dr He Jiankui, l’avait effectuée pour empêcher un père séropositif de transmettre le virus du VIH à sa progéniture, un objectif éminemment louable.
Les manipulations de notre corps sont de multiples natures : piercing, prothèses invasives, puces sous-cutanées, modifications génétiques, et ainsi de suite. Pour évoquer tout ce qui ne relève pas de la simple décoration, on parle aujourd’hui assez maladroitement d’augmentation là où l’anglais dit enhancement, un mot qui vient lui de l’ancien français « enhaussement », qu’il conviendrait de réhabiliter plutôt. En fait, c’est la chirurgie esthétique qui a posé le premier jalon, en forçant la médecine à abandonner sa vocation première de protection de la santé et en la subordonnant à une instance, éminemment consumériste, dont les impératifs lui sont supérieurs : l’image de soi.
L’ « enhaussement »habite cette zone marginale du confort provoquant le dégoût de certains, mais avec la même vigueur, l’enthousiasme de quelques autres. Pensons au tatouage, passé en une seule génération de la culture des seuls bagnards et autres repris de justice à celle des mères de famille.
Sur le plan biologique, la barrière qui sépare les animaux domestiques de nous, leurs maîtres, est mince et rien ne nous a jamais retenus de leur infliger des technologies innovantes d’ « enhaussement » que nous réprouverions s’il s’agissait de nous-mêmes. Dans les premières années du XIXe siècle, Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840), l’inventeur du mot « ethnologie », notait les parallèles existant entre le processus de domestication appliqué aux animaux et celui de civilisation quand il s’agit de l’humain. Rien, si ce n’est l’éthique, ne nous retient d’appliquer à nous-mêmes les « enhaussements »que nous opérons sur les animaux domestiques, pour nous en faire bénéficier le cas échéant. La puce sous la peau est une question d’habitude ; le pacemaker, qui pour nous va de soi, ou la rotule de fémur en titane sont des affaires beaucoup plus sérieuses, et nous avons vu s’évanouir la réprobation associée au statut social des tatoués d’autrefois.
L’exploration d’autres planètes en cours aujourd’hui est confiée entièrement à des machines, lesquelles gagnent en autonomie et en intelligence à chaque nouvelle génération. Ne sont pas écartés pour autant les projets de colonisation humaine. La raison en est qu’au contraire de l’intelligence artificielle jusqu’ici, l’intelligence humaine est « universelle », au sens où l’on parle d’une « clé universelle » : elle sert à tous les usages et présente la qualité d’être « opportuniste », c’est-à-dire qu’elle a la capacité, devant l’obstacle, de se tourner vers une solution d’un autre ordre que celle d’abord envisagée. Dans le cas particulier de la planète Mars, la mise au point d’une exploration robotique de plus en plus poussée ne décourage pas les projets parallèles de colonisation.
Tout se passe comme si le genre humain, ne mettant pas tous ses œufs dans le même panier, travaillait activement à mettre au point le plan B d’une colonisation de l’espace et pourquoi pas des étoiles, au cas où notre planète d’origine cesserait de tolérer plus longtemps nos excès.
La colonisation de la planète rouge exigerait cependant que soient résolues certaines questions cruciales d’ordre biologique, car les experts l’affirment : « Lors d'un voyage vers Mars, 5 % des cellules des astronautes mourraient et leur risque de cancer approcherait les 100 %[1]. » Il apparaît impératif de protéger le génome humain contre les mutations dues aux astroparticules (les « rayons cosmiques »), un problème qui se pose déjà aujourd’hui pour le personnel navigant des vols long-courriers. Il faut également lutter contre les pertes osseuses irréversibles que causent les longs séjours en apesanteur.
Le grand public accueille avec un scepticisme de bon aloi le projet de stopper le processus de vieillissement et d’assurer aux individus une semi-immortalité, ou en tout cas une vie dix fois plus longue qu’aujourd’hui. S’il est vrai qu’un succès dans ce domaine bénéficierait surtout aux personnalités les plus narcissiques d’entre nous, il pourrait rapidement déboucher sur un engorgement démographique. Ce ne serait pas le cas dans un contexte de conquête des étoiles : une maîtrise significative du vieillissement permettrait que des missions interstellaires soient confiées aux populations en éventuel surnombre, rendus aptes à de telles expéditions. Dans l’état actuel de la technique, plusieurs centaines voire des milliers d’années seraient nécessaires, excluant dès lors toute hypothèse d’un éventuel retour.
Nous nous intéressons en laboratoire aux animaux comme le rat-taupe glabre, l’un des très rares mammifères eusociaux (organisés comme les insectes sociaux : abeilles, fourmis, termites) qui ne vieillit pas (« à la sénescence négligeable ») et ne développe pas de tumeurs, du fait de la présence chez lui d’un mécanisme de fermeture de la cellule. Le rat-taupe glabre, résistant aux effets dévastateurs des astroparticules et jeune à jamais, ferait un conquérant des étoiles idéal. Il en irait de même pour nous si nous parvenions à nous doter de sa remarquable résistance. Nous nous penchons aussi avec un grand intérêt sur les animaux qui survivent à des séjours prolongés dans le vide astral et à des températures extrêmes. C’est le cas du tardigrade, un animalcule capable de synthétiser son propre antigel (le tréhalose remplaçant l’eau à l’intérieur de ses cellules), qui peut vivre dans un contexte de températures allant de −272 °C à 150 °C. Les biologistes estiment qu’il serait le seul animal qui survivrait à une stérilisation totale de la Terre. Une bonne compréhension de la physiologie de ces animaux et une application du fruit de nos découvertes à nous-mêmes nous permettraient de moins dépendre de l’oxygène que nous respirons (le rat-taupe glabre est aussi capable de ne pas respirer pendant 18 minutes grâce à son métabolisme spécifique du fructose), de l’eau potable ou des aliments assimilables.
Or, aucun des efforts visant à réduire ces dépendances ne pourra se faire sans modifications de la lignée germinale humaine.On peut imaginer, le moment venu dans la conquête spatiale, les chercheurs et les autorités se tourner vers l’opinion publique et ne pas lui laisser le choix. L’hypothèse que la transition ait déjà eu lieu est également probable, les statues honorant l’héroïque Dr He Jiankui, martyr d’un antique obscurantisme, ornant désormais le coin des rues, l’esprit d’Asilomar 1975 rangé depuis longtemps au rayon des accessoires.
Sur le plan international, à l’heure qu’il est, une quarantaine de pays découragent ou interdisent toute modification de la lignée germinale. En Europe, quinze nations prohibent par la loi de telles modifications. Mais les rambardes sont très loin d’être à toute épreuve. Qu’on en juge.
Les différents moratoires interdisant les modifications de la lignée germinale justifient les prohibitions soit par des références souvent assez elliptiques à « l’éthique », soit en affirmant le caractère prématuré de toute manipulation de la lignée germinale. Il est trop tôt, nous dit-on, parce que l’éventail des conséquences inattendues et potentiellement négatives n’a pas encore été complètement exploré et inventorié.
Voici ce qui est présenté comme les « principes éthiques de l'ingénierie germinale » : « Tout fœtus a le droit de ne pas être modifié génétiquement, les parents détiennent le droit de modifier génétiquement leur progéniture et tout enfant a le droit de naître sans maladies évitables. » Le caractère potentiellement conflictuel de ces injonctions crève cependant les yeux. Il est précisé que « l'éthique clinique accepte l'idée qu’en matière médicale, les parents sont les décisionnaires suppléants tout désignés pour leurs enfants jusqu'à ce que ceux-ci aient acquis leur propre autonomie et leur capacité de décision ». La justification de ce rôle clé pour les parents repose sur l'hypothèse que « ce sont eux qui ont le plus à perdre ou à gagner d'une décision, et ils prendront en dernière instance des décisions reflétant les valeurs et les croyances futures de leurs enfants ». On aura reconnu invoqué là non pas un principe d’ordre éthique, mais un « calcul d’utilité » fondé sur la théorie des jeux, typique de la « science » économique d’inspiration néolibérale.
Quant au calendrier, le US National Institute of Health’s Recombinant DNA, le comité consultatif sur l'ADN recombiné du National Institute of Health des États-Unis, déclare qu'il « n'examinera pas pour l'instant les propositions de modifications de la lignée germinale ». Notez bien : « Pas pour l’instant ». Dans un article de 2015 de la revue Nature, intitulé « Don’t edit the human germ line[2] », « Ne modifiez pas la lignée germinale humaine », les médecins signataires déclaraient : « Les applications philosophiquement ou éthiquement justifiables de cette technologie feront l’objet d’un débat aussi longtemps qu'il demeurera impossible de prouver que leurs implications sont sans danger et que l’on ait obtenu pour elles des données reproductibles couvrant plusieurs générations. » Vous aurez noté : « Aussi longtemps que… »
Ce que l’on entend, prononcé à demi-mot dans ces deux citations, c’est : « Quoi qu’il en soit, ne vous inquiétez pas : cela sera fait dès que possible ! »
[1] « Scientists unveil a giant leap for anti-aging » https://www.sciencedaily.com/releases/2017/03/170323141340.htm (mars 2017)
[2] « Don’t edit the human germ line », Edward Lanphier, Fyodor Urnov, Sarah Ehlen Haecker, Michael Werner & Joanna Smolenski, Nature 519, 410–411 (26 March 2015)
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