Le coronavirus peut être lu comme une figure de l’immonde, comme le retour dans le réel de cette limite que notre monde postmoderne s’est évertué à faire disparaître dans le symbolique.
Depuis quelques dizaines d’années, en effet, le « sans limite » a été régulièrement mis au programme de nos sociétés néolibérales, au point même qu’il en est souvent devenu un slogan publicitaire – pensons aux offres pour nos portables qui vantent le « limitless » à tous crins – affiché aux murs de notre quotidien.
Plus précisément, tout le monde convient aujourd’hui que l’épidémie du coronavirus a un rapport étroit avec la destruction sans vergogne des écosystèmes – via la déforestation, l’urbanisation et l’industrialisation effrénées – pour assurer « sans limite » un maximum de rentabilité et l’exploitation de nouveaux possibles[1].
Autrement dit, la limite, sous l’influence de ce que permet le développement de la science et des techniques qui l’accompagnent, n’a progressivement plus été perçue que comme un empêchement, un barrage, un obstacle, une entrave au développement des possibles, aussi bien qu’au déploiement des individualités.
Dans le même mouvement, se sont trouvés d’emblée discrédités tous ceux qui avaient la tâche de rappeler concrètement ladite limite et de contribuer à sa transmission. Effectivement, on trouve aujourd’hui de moins en moins de candidats pour consentir à occuper les fonctions impliquant d’user d’autorité pour indiquer, rappeler, voire imposer la limite. Ceci s’étend des directeurs et coordinateurs aux enseignants ou titulaires de classe, aux chefs de service, aux maires de communes… toutes fonctions qui impliquent nécessairement, à un moment ou un autre, de rappeler la limite.
Un exemple parmi d’autres : sur la large place publique réservée aux piétons devant mon domicile, une signalisation claire proscrit l’usage de la planche à roulettes ; certains jeunes viennent néanmoins y faire du skateboard, sans se soucier des interdits pourtant explicites. Il est très rare de voir un passant leur rappeler l’interdiction en cours, certainement parce que celui qui voudrait leur signifier l’existence de ladite règle ne se sentirait plus soutenu par la communauté ; de plus, il prendrait le risque d’être sérieusement rabroué par les jeunes. Régulièrement, l’endroit est fréquenté par des patrouilles de police, mais jusqu’à récemment, aucune ne s’arrêtait jamais pour rappeler à ces jeunes l’interdiction commise, comme si celle-ci n’était pas vraiment de mise. Les « gardiens de la paix » se comportaient plutôt comme s’ils ne voyaient pas l’infraction en cours sous leurs yeux, ce qui n’a pas manqué d’avoir pour effet l’arrivée d’adolescents de plus en plus nombreux, venus profiter de la place pour leurs ébats en planches à roulettes.
Mais, paradoxe très révélateur, il a fallu le confinement lié au coronavirus pour que, cette fois, des policiers interviennent auprès de ces jeunes et les renvoient dans leurs foyers respectifs. C’est là que l’on peut percevoir, d’abord, à quel point il est toujours nécessaire de pouvoir se référer à une légitimité pour intervenir. Ensuite, que la légitimité symbolique dont la police disposait effectivement a dû se trouver de plus en plus affaiblie au cours de ces dernières années, au point de l’amener à renoncer à toute intervention. Enfin, qu’il a suffi d’une nouvelle légitimité, cette fois réelle, celle du risque lié à la pandémie, pour qu’elle s’autorise à nouveau à intervenir.
Cette petite histoire fait très concrètement percevoir un fait souvent aujourd’hui dénié : l’affaiblissement, en quelques dizaines d’années, de l’autorité symbolique et, par voie de conséquence, celui de la transmission nécessaire de la limite.
Bien sûr, on pourra aussitôt rétorquer que notre nouvelle manière de faire consiste à mettre chacun en demeure de prendre désormais la mesure de cette nécessité, en quelque sorte de s’autolimiter, mais ce serait ne pas vouloir savoir que l’enfant a besoin de la génération d’avant pour intégrer les traits de la condition humaine. Nous y reviendrons.
Relevons maintenant que si cette limite n’est plus perçue que comme appauvrissement de nos possibles, il s’ensuit qu’on ne perçoit plus sa fonction constituante, bord délimitant un réel inaccessible, borne à partir de laquelle quelqu’un peut se construire, amarre à laquelle le sujet peut arrimer son ek-sistence – comme le disait Lacan –, absence à partir de laquelle il peut y avoir de la présence.
Il en est d’ailleurs de même pour les interdits fondamentaux de l’anthropophagie, de l’inceste et du meurtre. Ceux-ci ne sont pas là en premier lieu pour restreindre l’homme, mais pour le constituer. C’est parce que ces interdits sont acceptés et intégrés – Freud rappelait que pour le premier, c’était évident, un peu moins pour le deuxième ; que le troisième, tous les moyens étaient bons pour le contourner – que l’humanité s’est transmise de génération en génération depuis des lustres.
Ainsi que l’écrit l’essayiste Olivier Rey : ces interdits « portent et signifient l’existence du tiers, et il n’y a pas d’être humain hors cette reconnaissance. Le tiers a d’abord besoin d’être reconnu dans la mesure où il est potentiellement absent : la troisième personne, dans la langue, le "il" ou le "elle" désigne celui ou celle dont on parle, et qui n’est pas là. La troisième personne est également ce qui permet aux deux autres d’exister : c’est parce qu’il y a de l’absence qu’il peut y avoir de la présence. Autrement dit, c’est parce que le tiers existe que deux sujets peuvent être en présence – au lieu d’un entrelacement indistinct, où une partie est toujours en passe de dévorer l’autre »[2].
Tout ceci fait clairement entendre que la limite, loin d’être seulement une limitation, est la condition irréductible pour qu’existe du tiers, de la tiercéïté. Or, en l’espace de deux générations, sous le coup des possibilités sans précédent dont nous disposons désormais – pensons à l’inédit d’avoir un enfant sans en passer par une relation sexuelle – nous nous sommes débarrassés de la pertinence de la limite ; celle-ci a été littéralement jetée par-dessus bord, et seule est encore acceptée l’approbation à ce que le vœu de chacun ait le droit de se développer et même de se déployer, au nom de ce que le bonheur – entré en politique avec Saint-Just – était devenu ce que l’on pouvait, en toute légitimité, espérer de la vie humaine. Double méprise à l’œuvre depuis un demi-siècle, d’abord parce qu’il n’y a pas de singulier sans lien étroit au collectif. S’il en fallait une seule preuve, je rappellerais qu’un enfant ne parle que s’il entend la langue des autres autour de lui. Dépendance radicale donc, propre à l’animal humain, le seul à être doué de la faculté de langage. Ensuite, parce que l’accès au bonheur – état de complet bien-être physique, mental et social selon l’Organisation mondiale de la santé – ne fait malheureusement pas partie de la condition humaine. Ce qui caractérise cette dernière est plutôt un inexorable malaise, pas pour autant malheur d’ailleurs, ou alors malheur simplement banal, celui du commun des mortels, de tout le monde. Malaise dont nous constatons quotidiennement les effets : un sujet toujours divisé, incertain, à jamais privé de vérité absolue, sans certitude ultime, toujours confronté à de l’impossible, et inexorablement en proie au symptôme.
Mais ce malaise, à quoi tient-il ? Précisément à ce que parler implique : nous sommes des êtres parlants et cette capacité qui définit notre humanité suppose d’emblée la dé-coïncidence, selon l’expression de François Jullien[3], le désadhèrement, comme le dit Valère Novarina[4]. Mieux encore, c’est la langue qui est notre tiers commun à tous. Ce sont les mots qui constituent cette tiercéïté dont nous venons de dire qu’elle est définitoire de notre humanité. Autrement dit, les mots sont en eux-mêmes des limites, et l’appareil psychique de chacun n’est rien d’autre que la tiercéïté en acte. On voit le paradoxe très bien énoncé par le sociologue Hartmut Rosa : « cette forme de vie que nous qualifions de moderne est l’idée, le vœu et le désir de rendre le monde disponible. Mais la vitalité, le contact et l’expérience réelle naissent de la rencontre avec l’indisponibilité. »[5] Cette indisponibilité – cette négativité – qui nous constitue est portée par la langue elle-même. Du seul fait de parler, d’être parlant, nous sommes porteurs d’un trou à l’intérieur de chacun de nous. C’est même ce trou que nous portons qui nous fait savoir, très tôt dans l’existence, que la mort est au bout du chemin. Ceci ne peut être mieux dit que par le poète : « La parole est le signe que nous sommes formés autour d’un vide, que nous sommes de la chair autour d’un trou, l’entourant, et que le trou n’est pas devant nous mais dans nous, mais dedans, et que nous sommes non pas ceux qui ont le néant pour avenir – ça, c’est le sort des animaux– mais ceux qui portent le néant à l’intérieur. […] De tous les animaux, nous sommes les seuls qui avons ce trou à porter. »[6]
Ce trou, nous n’avons que trois façons de le traiter : le refouler, le dénier, le forclore. Le refouler, c’est faire comme s’il n’existait pas tout en sachant bien qu’il est là, autrement dit ne pas vouloir le savoir ! Le dénier, c’est savoir qu’il est là mais quand même… faire comme s’il n’y était pas. Et le forclore, c’est le faire disparaître, l’effacer. L’effet de cette dernière possibilité, c’est que ce qui est ainsi forclos du symbolique, de la pensée, revient dans le réel. Le diagnostic peut être alors fait à rebours : si aujourd’hui, la limite revient ainsi dans le réel, c’est bien qu’elle a été forclose, c’est-à-dire que l’ensemble du discours courant qui l’avait refoulée pendant des siècles était cette fois parvenu à l’escamoter, à la gommer, à l’abolir ; autrement dit, il l’avait fait littéralement ne plus exister dans nos esprits. Au point même qu’à celui qui s’était construit dans le modèle d’hier, il arrivait souvent de ne pas vouloir savoir qu’il allait mourir, alors que celui qui se trouve confronté aujourd’hui à l’imminence de la mort pourrait presque être en droit de se plaindre de ce que l’on ne l’ait pas prévenu. Or, depuis maintenant deux générations que cela se passe, la conséquence est évidente : la troisième génération, celle des jeunes d’aujourd’hui, risque bien souvent de se retrouver psychiquement « sous-équipée » pour se confronter aux effets de la limite et à l’immonde que produit sa forclusion.
Ce sous-équipement s’infiltre dans leur existence de manière insidieuse : la différence générationnelle ne leur apparaît plus comme allant de soi ; la mort devrait pouvoir n’être plus au programme[7] ; la rencontre de toute limite va susciter leur colère et leur violence, et ils doivent trouver des responsables à ce qu’ils ne peuvent vivre que sur le mode de la victimisation ; l’exigence de satisfaction est insatiable et les pousse à la fuite en avant permanente, toute frustration devient intolérable, l’immédiateté est à tous leurs programmes, se retrouver devant leur propre énonciation ne suscitera que de l’angoisse, l’incertitude leur paraît intolérable, la décision impossible à prendre, le déroulement de la temporalité n’est plus de mise, la confiance en soi leur manque toujours, bref un ensemble de traits qui indiquent à quel point leur psyché est édifiée sur du sable, faute de cette limite sur laquelle ils auraient dû se construire.
La question pourrait alors bien être : mais en quoi cela concerne-t-il le monde du droit ? Mais précisément, la fonction anthropologique de ce dernier n’est-elle pas de tenir compte de ce qu’exige la transmission de notre humanité commune pour en assurer la pérennité ? D’où la question : que fait le droit quand, plutôt que de s’en tenir à cette exigence irréductible, il ne se soucie plus que des intérêts privés à défendre ? S’agit-il d’une dérive du droit, d’un pervertissement ? D’une manière de céder aux pressions des lobbies ? S’il en fallait un seul exemple, je citerais la décision récente (19 juin 2019) de la Cour constitutionnelle belge d’annuler plusieurs articles de la loi transgenre récemment en application, qui permettait depuis le début 2018 de modifier, par simple déclaration, l’enregistrement de son sexe à l’officier de l’état civil de sa commune. Depuis 2018, il suffisait en effet que la personne ait la conviction que le genre mentionné dans son acte de naissance ne correspondait pas à son identité vécue pour acter ce changement. Plus besoin ni de certificat médical attestant un suivi psychologique, ni d’intervention chirurgicale de changement de sexe. Seul le ressenti suffisait désormais. Ceci a été salué par les associations LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) comme une avancée, mais en même temps déclarée insuffisante, au titre de ce que la loi restait ainsi imprégnée d’une vision binaire de l’identité de genre. Ces associations ont dès lors déposé auprès de la cour Constitutionnelle un recours en annulation partielle pour mettre fin à la discrimination envers les personnes non binaires. Et en effet, la Cour a considéré qu’il s’agissait d’une lacune de la loi de janvier 2018 que de limiter l’enregistrement du sexe dans l’acte de naissance aux catégories « homme » ou « femme ». Elle a dès lors demandé au législateur de trouver une solution en vue de remédier à cette inconstitutionnalité. De plus, la Cour constitutionnelle a été jusqu’à annuler les dispositions qui rendaient cette déclaration de changement de sexe irrévocable en ne permettant qu’un unique changement de prénom pour des raisons de transidentité. Elle a admis que cette situation discriminait les personnes transgenres « fluides ». Exemple paradigmatique de ce que la limite se trouve entièrement désavouée dans sa pertinence fondatrice.
Disons-le tout de suite : ce n’est pas à nous de trancher, c’est aux juristes et au législateur ; nous ne sommes là que pour rappeler ce à quoi ils ne peuvent éviter de se confronter, aussi animés soient-ils des meilleures intentions. L’enjeu est de taille et loin d’être gagné d’avance.
[Jean-Pierre Lebrun est psychiatre et psychanalyste. Auteur de nombreux livres, il exerce à Bruxelles et Namur.]
[1] Cf. à ce sujet S. Shah, Contre les pandémies, l’écologie, Le Monde diplomatique, mars 2020.
[2] O. Rey, Une folle solitude, le fantasme de l’homme auto-construit, Seuil, 2006, p. 59.
[3] F. Jullien, Dé-coïncidence, D’où viennent l’art et l’existence, Grasset,
[4] V. Novarina, Voie négative, POL, p.64
[5] H. Rosa, Rendre le monde indisponible, La décoiuverte 2020, p. 6.
[6] V. Novarina, Pour Louis de Funes (1986), in Le théâtre de paroles, POL 2007, p. 186.
[7] Cf. L. Alexandre, La mort de la mort, J.C. Lattès, 2011.
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