Ambitieux donc, ce travail l’est en premier lieu par son « objet » : la diversité des lieux retenus, autant que le nombre des débâcles et ruptures historiques survenues entre 1850 et 1975. Il l’est aussi par ses orientations méthodologiques : l’auteur se réclame de l’histoire transversale des mentalités, histoire lente et longue des pratiques sociales que l’historien reconstitue.
Pour écrire l’histoire des « Juifs en pays arabes », l’auteur effectue un incessant mouvement d’allée et venue entre les cinq pôles retenus : Maroc, Yémen, Libye, Irak, Égypte, c’est-à-dire des terres « ottomanisées » pour l’ensemble du monde arabe, à l’exception du Maroc et quasiment du Yémen. La grande différence des conditions qui en résulte n’empêche pas une forme d’identité qui justifie la notion d’un monde arabo-musulman, ainsi que, dans ce monde-là, celle d’un « sort globalement semblable » advenu à ses communautés juives. Le projet enveloppe un inévitable corollaire : il attente à de nombreuses croyances et fait ainsi œuvre de démystification. C’est qu’en général les exilés et leurs descendants ne savent rien et vivent de faux souvenirs : selon les familles et la situation sociale qui était la leur en la contrée perdue, cette fausse « mémoire » oscille entre le regret d’un imaginaire Éden à jamais disparu, pour les mieux lotis, et la noirceur d’un inextinguible ressentiment à l’égard des injustices subies, pour les plus démunis.
Pour échapper aux illusions de la mémoire, il faut comprendre comment s’est effectuée l’« évaporation » des communautés juives puisqu’elles sont passées d’environ un million d’individus en 1948 à vingt cinq mille en 1976, et pour que ne soient pas oubliés ces Juifs du « grand déracinement », Georges Bensoussan fait œuvre de « réparation ». C’est que le désastre du « grand déracinement » des Juifs séfarades et orientaux gît comme enseveli sous le « récit d’un judaïsme ashkénaze, lui-même recouvert par l’ombre du génocide », de sorte que ceux qui firent régner leur redoutable statut de dhimmitude adoptent parfois le masque de la Shoah ; ainsi les Palestiniens « paieraient », dit-on, les crimes nazis, d’où le succès persistant de la vieille propagande européenne antijuive en terres arabo-musulmanes (par exemple le raz de marée des Protocoles des Sages de Sion, ce vieux faux tsariste).
S’il est vrai que la seule voie pour penser le présent consiste à d’abord sortir du déni, alors l’immense travail de Georges Bensoussan permet de rompre avec les fantasmes pour prendre pied dans la réalité : les relations conflictuelles entre Juifs et Arabes ne commencent aucunement avec le sionisme et la naissance d’Israël. Le déni de la « dhimmitude » pèse d’autant plus lourd dans les fanatismes arabo-musulmans que le mépris et la violence, contenue ou non, que le statut de « dhimmi » impliquait à l’égard des Juifs sont déplacés et perdurent sous les traits lénifiants de la solidarité universelle avec « les » Palestiniens. L’abondance des sources (largement citées pour l’instruction du lecteur) conduit l’auteur à rédiger le tableau de l’effritement de la tradition, dans lequel la noirceur de l’oppression l’emporte amplement sur la convivialité de la supposée « symbiose judéo-arabe ». En dépit de timides éclaircies çà et là, la dhimmitude, loin de le protéger, accable tout Juif en le livrant à un arbitraire sans bornes. S’il est certain que la société tout entière souffre, parce qu’elle est faite de multiples tyrannies locales en terre arabo-musulmane, la condition instituée des Juifs est à tous égards spécialement désastreuse, qu’il s’agisse de la santé, de l’absence d’instruction, des impôts accablants, de la condition des femmes, des mariages forcés, des héritages, de chevaucher en amazone même un âne, de porter marques et vêtements distinctifs, d’être cantonné dans une mellah souvent bien trop exiguë, d’être enfin au Maroc contraint de marcher sans chaussures et, à tout bout de champ, soumis à la dure et cruelle bastonnade. La violence au jour le jour ne manque pas de donner lieu, en toute impunité, à des bouffées explosives, destructrices et assassines.
L’auteur plaide pour un tableau contrasté, fait certes d’humiliations, mais aussi de complicité. Il faut souligner combien le militantisme éducateur et émancipateur du sujet juif par la scolarisation de l’AIU (1) et d’autres organisations juives trouve en Georges Bensoussan un portraitiste averti et nuancé, qui peut affirmer que finalement « pour tous les pays, sauf le Yémen, le bilan scolaire est positif… L’analphabétisme est globalement éradiqué au sortir de la Seconde Guerre mondiale ».
L’« histoire culturelle », au sens où l’anthropologie parle des cultures, englobe mœurs, croyances et visions du monde partagées implicitement. Ainsi, si une grande ambivalence dominait dans les relations entre Musulmans et Juifs, elle penchait toutefois davantage vers la haine que vers l’amour parce que la dhimmitude, l’auteur y insiste, loin de protéger les minorités comme ce statut le proclame, fut, du Maghreb à l’Irak, source d’humiliations et de violences tant pour les juifs que pour les chrétiens. L’écart culturel s’est peu à peu creusé entre Arabes et Juifs, à la grande humiliation des premiers. Non seulement pour les Juifs l’école a fini par l’emporter, non sans heurts, sur le heder (2), dans lequel sévissait, avec la crasse, plutôt endoctrinement obscurantiste que lecture et pilpoul (3) intelligents, mais en outre la percée d’une Haskala (4) d’Orient à la fin du XIXe siècle fut assurément un facteur de liberté d’esprit. Quant à la colonisation, elle a dans l’ensemble, suscité l’espoir juif d’échapper à la dhimmitude – accueil exaspérant pour les populations arabes colonisées, on le comprend aisément.
Par ailleurs l’auteur fournit sur les disparus d’Irak, cette communauté juive d’Orient, sans doute la plus ancienne et plus arabisée, une impressionnante documentation ; il y eut une Ligue juive antisioniste et le PC irakien fut fondé par des Juifs – ce qui n’empêcha aucunement plus tard de prétendre que tout Juif serait sioniste et ainsi de pratiquer brimades, spoliations, punitions, et même mises à mort, le sionisme étant interdit.
On ne peut non plus omettre le poids du nazisme et plus généralement celui de l’Axe pour lesquels les pays arabo-musulmans prirent parti. Des pages fort documentées sont consacrées à la précoce propagande antisémite au Maghreb comme en Orient, et aux postes confiés dès la fin de la guerre, en matière de police et de propagande, aux responsables nazis tant en Irak qu’en Égypte et en Syrie.
Avec raison, l’auteur ne cesse de souligner que le tableau des mœurs et croyances dominantes vaut pour le plus grand nombre, lequel, par définition, n’est pas l’élite ! De même qu’il y eut une élite arabe peu réceptive au fanatisme meurtrier antijuif, de même y eut-il une élite juive, économiquement et socialement protégée ; cette élite n’était plus parquée dans les mellahs insalubres, elle s’embourgeoisait. C’est elle évidemment qui regrette une illusoire « symbiose judéo-arabe ». La grande masse des musulmans, pour la longue période considérée, vivait, en dépit des différences selon les pays, conformément à des mœurs publiques et à des convictions marquées au sceau de la domination et de la servitude.
L’auteur convainc, mille preuves à l’appui, que seule la longue durée éclaire l’interminable conflit israélo-palestinien : ce qui commence avec le partage de 1947, avec les guerres dès 1948, ne trouve pas ses causes dans la pression des sionistes et des colonisateurs qui auraient incité les populations juives à fuir et gagner la Palestine en se montrant « arrogantes » et « ingrates à l’égard de l’hospitalité arabo-musulmane ». Ces termes de la propagande viennent, comme le montre patiemment le travail de Bensoussan, de beaucoup plus haut, du temps long qui a façonné inconsciemment les passions et les mœurs. Un « dhimmi » qui secoue le joug est forcément d’une impardonnable arrogance !
Enfin, il faut souligner combien l’auteur trouve, à plusieurs reprises et jusque dans les dernières lignes, les mots, pudiquement émouvants, pour dire « la souffrance et le chagrin du brutal exil » de « ces portes soudainement refermées sur une vie, sur les racines des aïeux, la géographie d’un ciel et le paysage mental de la langue maternelle ».
- Alliance israélite universelle.
- Le heder est l’école rabbinique pour les enfants dès 4 ans : enseignement de l’hébreu et de la Torah.
- Le pilpoul désigne en yiddish un commentaire agile et ratiocineur à l’infini.
- La Haskala désigne les Lumières juives suivant la trace des Lumières européennes (vaste mouvement d’émancipation et d’instruction).
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