Vian adorait le cinéma – ses textes fourmillent de clins d’œil pour amateurs pointus –, il signa quelques textes critiques éblouissants, écrivit, à partir de 1941, une vingtaine de scénarios (souvent des synopsis développés), dont aucun ne trouva preneur. Le seul pour lequel il signa un contrat fut, en 1959, l’adaptation de son unique et ancien best-seller, J’irai cracher sur vos tombes – à la fois, ô ironie, son ultime travail et son ultime action, puisqu’il mourut, le 23 juin, lors de la projection de presse d’une œuvre qu’il avait reniée, les producteurs l’ayant entre-temps dépossédé de son scénario. Le film de Michel Gast aurait-il été meilleur si sa version (coécrite avec Jacques Dopagne) avait été tournée ? Assurément, il n’aurait pas pu être pire. En tout cas, l’affaire J’irai cracher sur vos tombes, à laquelle Noël Arnaud consacra en 1974 un ouvrage de 450 pages, est emblématique de l’échec de Vian pour trouver accueil dans le milieu du cinéma – après qu’il eut renoncé en 1953, après L’Arrache-Cœur, à être reconnu dans le milieu des lettres.
L’arrivée en fanfare fin avril sur les écrans du film de Michel Gondry ne doit pas faire oublier qu’il a eu des prédécesseurs, et que les œuvres de Vian, malgré ce que disent les producteurs de L’Écume des jours (citation du site « Allociné » : « C’est le producteur du film, Luc Bossi, qui a le premier émis l’idée d’une adaptation du roman. Beaucoup de gens pensaient le livre inadaptable, poursuit-il… »), n’ont pas attendu 2012 pour inspirer les cinéastes. Après l’expérience douteuse de J’irai cracher… (rappelons tout de même que le film, aussi bas de gamme soit-il, a fait trois millions et demi d’entrées), l’inconnu Claude Ligure réalisa en 1963 un curieux court métrage, Le Voyage à Khonostrov, d’après la nouvelle des Fourmis – tout à fait dans l’esprit et la ligne de l’original. Film hélas invisible aujourd’hui, comme l’adaptation télévisuelle de L’Herbe rouge, que Pierre Kast, compagnon fidèle, parvint à tourner en 1985 et que l’on aimerait bien revoir, afin de vérifier si elle est à hauteur de nos souvenirs.
Mais surtout, ce que tout le monde, en particulier du côté des producteurs de Gondry, semble avoir oublié, c’est que le roman de Vian a déjà connu une adaptation. Évidemment, Charles Belmont, son auteur, disparu en 2011, n’est pas un cinéaste renommé et 1968, c’est la nuit des temps, la trop oublieuse mémoire a fait son office, d’autant que la première Écume des jours est sortie au printemps de cette même année, peu avant une période où le spectacle se passait plutôt hors des salles – d’où son faible écho et son occultation. Une nouvelle exploitation fut tentée en 1994, de façon trop confidentielle pour assurer au film une audience au-delà des amateurs. Ce qui n’explique pas l’ignorance affichée par les producteurs actuels, ignorance d’autant plus suspecte que l’on sait par ailleurs que tout a été tenté (et réussi) auprès des héritiers (la « Cohérie Boris Vian ») pour empêcher une édition DVD de la première version avant une date raisonnable. Le commerce…
Cette Écume princeps est pourtant loin d’être négligeable. Le film avait été concocté avec l’enthousiasme des premières œuvres et la ferveur des premiers lecteurs du livre. Pas totalement convaincant sur le moment, au regard de notre intégrisme vianesque d’alors, il avait conservé, trois décennies plus tard, une fraîcheur rare, due autant au bricolage (les moyens étaient limités, excepté le décor signé Auguste Pace, et les trucages étaient inexistants) qu’à la justesse de ses protagonistes – Jacques Perrin/Colin, Annie Buron/Chloé, Sami Frey/Chick, Marie-France Pisier/Alise, Bernard Fresson/Nicolas, Alexandra Stewart/Isis –, fort crédibles illustrations des héros du roman (et Ursula Kubler-Vian était de la partie, façon de cautionner l’entreprise).
On change éminemment de catégorie avec le dernier film de Michel Gondry. Nul besoin d’aller compter le nombre de zéros du budget pour constater qu’il s’agit d’une production richissime, qui n’a pas lésiné sur la technique. Sur le seul plan des effets spéciaux, on se croirait même chez Tim Burton, période Charlie et la chocolaterie ou Sleepy Hollow. Avec une invention visuelle constante qui force l’admiration – et, en même temps, un tel bombardement que le regard peine à suivre. Si l’œil écoute, comme disait l’autre, il respire aussi et peut suffoquer par trop-plein. D’où ce partage entre l’étonnement sincère – où va-t-il chercher tout ça ? – et l’irritation – à quoi bon cet étalage incessant, cette esbroufe de nouveaux riches de l’imaginaire ? Dès la première séquence, cet immense amphithéâtre où des centaines de dactylos tapent simultanément le livre dont on va suivre les personnages, la question se pose : le plan en soi est superbe, mais quel est son rapport avec le film ? La sensation de l’inéluctabilité des choses, comme l’affirme Gondry ? Certes. Mais avait-il besoin d’une pelle à vapeur de 60 tonnes pour affûter une telle évidence ?
Le problème persiste lorsque les héros s’incarnent. Sans vouloir s’agripper à la fidélité au livre, leur charme et leur force romanesque venaient de la fragilité due à leur âge, 22 ans, celui des émois post-adolescents et de l’éveil au monde – la puissance de leurs histoires d’amour respectives naît de ce qu’ils sont encore « cousus d’enfant ». Prendre Romain Duris (Colin), Gad Elmaleh (Chick) et Audrey Tautou (Chloé) – par ailleurs acteurs solides –, qui totalisent presque 120 ans à eux trois, c’est donner immédiatement à l’œuvre une autre dimension, respectable, mais qui n’est plus l’originale, celle de la verdeur des amours d’ados à peine grandis. Sans parler d’Omar Sy (Nicolas) – acteur lui aussi remarquable –, dont le choix ne peut se justifier que par son accession récente au rang des acteurs bankables. Le Nicolas originel était inspiré très précisément du Jeeves de P. G. Wodehouse (cf. p. 365 de l’édition de la Pléiade) ; en faire un élément de la bande (c’est lui le plus jeune des quatre) modifie la perspective. Il ne s’agit pas de s’arc-bouter sur le respect du modèle, simplement de s’étonner de ce que la fidélité au roman si fort proclamée (pas un seul épisode, pas un seul détail qui ne soit conservé – tout y est, la patinoire, le mariage, le nénuphar, l’univers rétréci, l’enterrement, le suicide de la souris) soit ainsi contrebalancée par ce non-sens fondamental.
Voulant suivre à la lettre les inventions du livre et les transposer spectaculairement (alors que ce sont des inventions purement langagières, productions de ce « langage-univers » défini jadis par Jacques Bens et que l’explicitation fige), Gondry en réussit certaines (le pianocktail, la fabrication des fusils par chaleur humaine), en rate d’autres par excès (la séance de danse du biglemoi, la conférence de Jean-Sol Partre). Mais la véritable question qui se pose est d’un autre ordre. Le roman a été écrit en 1947 par un jeune homme de 27 ans, totalement dans son époque, celle, pour aller vite et rester dans le cadre du livre, de Sartre et de Duke Ellington. Que signifient, pour le public visé en 2013, pas celui des vieux amateurs de Vian, mais celui des jeunes qui vont au cinéma voir Audrey Tautou et Omar Sy, des références aussi peu compréhensibles que la duchesse de Bôvoir ou Chloe d’Ellington ? Réponse bientôt.
Que reste-t-il au bout de ces 125 minutes ? Ce qu’il y avait dès l’origine : une magnifique histoire d’amour étrange, qui peut encore toucher, tant ses protagonistes se démènent pour y faire croire, au milieu d’un carambolage d’effets surabondants. Et le plaisir personnel d’être retourné à la source, histoire de s’assurer qu’elle était toujours aussi limpide.
Lucien Logette
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